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À La Grâce De Marseille

À La Grâce De Marseille

Titel: À La Grâce De Marseille Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: James Welch
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souffrait d’une malformation. L’examinant de plus près, il s’aperçut qu’en fait, elle portait comme un petit ballot sur la hanche. La silhouette émit une nouvelle plainte et tendit une main minuscule en forme de serre.
    Charging Elk fut pris de violents frissons, presque incontrôlables, comme si une bouffée d’air glacé s’élevait soudain des pavés de la rue étroite. Il n’avait pas eu aussi froid depuis son évasion de la maison des malades. La silhouette était celle d’une femme jeune dont le visage luisait de crasse. Sa paume était pâle et délicate, et le bébé qu’elle tenait sur la hanche n’était guère plus gros que l’Enfant Jésus mort que Charging Elk avait découvert dans la ruelle.
    Sa première impulsion fut de fuir, de grimper l’escalier aussi vite qu’il l’avait descendu. Puis il eut un peu honte d’éprouver une telle peur devant cette femme et son enfant, mais il ne pouvait s’empêcher de penser que sa brusque apparition constituait un mauvais présage. Il craignait qu’elle ne possédât une partie du pouvoir du siyoko. Peut-être que l’homme aux lunettes l’avait envoyée pour lui nuire. Il connaissait bien les gitans. Il avait vu des femmes mendier autour du Vieux-Port. Certaines étaient âgées qui, courbées sur leurs cannes, marchaient comme si elles avaient des jambes de pierre, et d’autres étaient jeunes, comme celle-ci, en général accompagnées d’enfants. Quant aux hommes, ils étaient capables de vous voler votre bourse et de disparaître avant même que vous vous en soyez aperçu. Un jour, Charging Elk avait entendu crier et vu un gendarme pourchasser un gitan au milieu de la foule qui circulait sur la Canebière. L’homme se faufilait parmi les piétons avec l’agilité d’un félin, et d’un seul coup, il s’était évanoui comme par enchantement.
    Charging Elk en était resté tout ébahi. René lui avait expliqué que les gitans commandaient aux esprits malfaisants. Ils pouvaient lire dans les pensées des gens, prédire l’avenir et jeter des sorts. Sur le chemin de la criée du port, René et lui passaient chaque matin devant une officine de voyants, et le marchand de poisson ne manquait jamais de se signer de la manière qui rendait les Français wakan.
    Il parvint à se reprendre et se tourna vers l’étrange apparition. Elle avait de grands yeux noirs, pareils aux mares à l’odeur musquée que les castors creusaient dans les Paha Sapa. Sa petite main griffue effleurait le revers du manteau de l’Indien. Il jeta un regard sur le bébé dont les paupières closes paraissaient comme scellées par une pâte blanchâtre. La peau tendue du visage épousait la forme du crâne, et on aurait dit la figure d’un vieillard.
    Charging Elk éprouva de nouveau un sentiment de honte. Comment pouvait-il avoir peur d’une femme si frêle et de son enfant ? Il fouilla dans sa poche et glissa la première pièce qu’il trouva dans la paume offerte, refermant dessus les doigts pareils à des pattes d’oiseau. C’était une pièce de un franc, beaucoup plus que ce que l’on donnait d’ordinaire à un mendiant, mais il se sentait presque heureux d’avoir établi un contact humain dans cette rue déserte plongée dans le noir. « Voilà, madame, pour votre bébé Jésus. »
    La gitane baissa la tête et se recula, poussant une plainte à fendre le cœur. Le jeune Indien reconnut alors la façon qu’avaient les femmes oglalas de pleurer la perte d’un mari ou d’un enfant. Sa propre mère avait gémi ainsi quand le frère puis la sœur de Charging Elk étaient morts de la maladie de la toux. La réaction de la bohémienne devant sa générosité l’étonnait cependant. Peut-être n’aurait-il pas dû la toucher.
    Quoi qu’il en soit, regardant la jeune femme s’enfoncer en claudiquant dans les ténèbres, il reprit courage. Il avait l’impression d’avoir passé une épreuve et, pour la première fois depuis bien longtemps, d’être de nouveau libre de marcher dans les rues – et, peut-être, de devenir un homme à part entière.
    Lorsqu’il s’engagea dans la rue Sainte, Charging Elk commença cependant à avoir des doutes. La foule, composée en majorité de marins en goguette, se bousculait sur le trottoir. À l’intérieur des deux bars louches se pressaient des hommes en cabans, dont certains coiffés de bérets à pompon, qui riaient et parlaient fort. Des verres de bière pleins ou à moitié vides s’alignaient

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