À La Grâce De Marseille
Celui-ci n’était guère plus grand, mais il avait un torse de lutteur sous sa chemise blanche et son nœud papillon. Les manches de son costume noir épousaient ses biceps impressionnants, et une cicatrice barrait son visage mat, courant de l’oreille au coin de la bouche. Ses lèvres minces étaient entrouvertes sur un léger sourire qui sonnait faux.
Charging Elk ne s’était pas préparé à ce qu’on l’interpelle ainsi. Il promena son regard sur la pièce, tâchant de repérer la fille, mais elle semblait avoir disparu, de même que l’homme qui était avec elle.
« Monsieur est peut-être perdu ? »
Charging Elk continua à regarder autour de lui. Ses yeux se posèrent sur le bar en bois. « Je désirerais prendre un verre de vin, dit-il.
— Mais c’est impossible, monsieur. Vous êtes dans un club privé et je crains que nous ne puissions vous servir. »
À cet instant, le petit homme que Charging Elk avait vu l’autre soir par la fenêtre descendit de son tabouret au bout du bar. Son crâne chauve luisait sous le lustre tandis qu’il s’avançait. « Que se passe-t-il, Gérard ? Pour l’amour du ciel, fermez la porte. Mes filles ont la chair de poule.
— J’expliquais à monsieur qu’il était dans un club privé. Il insiste pour boire un verre et je m’apprêtais à le reconduire. »
Le nouveau venu étudia un instant le visage de Charging Elk, puis il l’examina de la tête aux pieds. L’Indien ôta son chapeau et le tint contre sa poitrine. À l’instar de la plupart des gens de sa classe sociale, il affichait un profond mépris pour l’autorité, tout en sachant, comme les autres, qu’il lui fallait malgré tout la respecter. Quoi qu’il en soit, il planta ses yeux dans ceux de l’homme qui devait être le propriétaire des lieux.
Celui-ci, néanmoins, eut l’air satisfait de son examen. Il s’enorgueillissait de savoir juger les hommes et il trouvait que l’inconnu, en dépit de ses piètres tentatives pour paraître élégant, de son manteau qui tombait mal sur lui, de ses chaussures bon marché, de son chapeau ridicule et de ses poignets de chemise effilochés avait quelque chose de presque distingué, un côté curieusement séduisant. C’était sans nul doute un étranger, et le petit homme rondelet n’admettait que très rarement les étrangers dans son établissement. Mais cet inconnu ne manquait pas d’allure et se révélerait peut-être intéressant, ce qui le changerait un peu de ces membres de la haute bourgeoisie gonflés d’importance qui venaient faire les beaux et coucher avec ses filles.
« Soyez le bienvenu au Salon, monsieur. Gérard, prenez le manteau et le chapeau de monsieur. Et traitez-le avec tous les égards qu’il mérite. N’oubliez pas qu’il y a seulement deux ans, vous étiez encore obligé de monter sur le ring pour gagner votre pitance. Je n’aimerais pas que vous vous croyiez supérieur à notre clientèle. »
Charging Elk, comprenant que le petit homme réprimandait son employé, se sentit mal à l’aise. De fait, maintenant qu’il était dans cette pièce enfumée si confortable, il ne désirait plus que s’en échapper au plus vite. Il n’y avait ici que des gentlemen qui ne tarderaient pas à le percer à jour et à deviner qu’il n’était qu’un modeste chauffeur dans une fabrique de savon.
Le patron le prit par le coude et le pilota vers le bar. « Permettez-moi », dit-il. Il fit signe au barman et, le temps que ce dernier s’approche, il se présenta : « Je m’appelle Olivier. Et vous êtes… ? »
Charging Elk allait donner son nom, mais il se ravisa. Chaque fois qu’il le prononçait, les gens réagissaient avec surprise, puis s’efforçaient en vain de le répéter. « Je…» Le premier nom qui lui vint à l’esprit fut celui de l’homme qui secondait René au marché aux poissons. « Je… je m’appelle François. »
Il serra la main moite du petit homme qui avait jailli d’une manchette ornée de dentelles et il sentit sous ses doigts une grosse bague. Baissant les yeux, il vit qu’il s’agissait d’une pierre rouge sombre enchâssée dans un anneau d’or.
« Enchanté, François. Je suis ravi de faire votre connaissance. »
Le barman posa devant eux deux verres en forme de coupes munis de pieds très fins qu’il remplit à ras bord d’un liquide pétillant. Le nommé Olivier leva le sien, attendit que Charging Elk eût fait de même, puis déclara :
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