À La Grâce De Marseille
surpris en flagrant délit en compagnie d’un petit Arabe dans un coin du quai de Rive-Neuve. Bien que lui-même membre de la bourgeoisie, mais réprouvé pour ses inclinations sexuelles, il avait dû démissionner, accablé d’opprobre – ce qui n’empêchait pas tous ces hypocrites de fréquenter son établissement et, pour certains d’entre eux, dont Breteuil, d’avoir recours aux faveurs des jeunes garçons d’Olivier dans les petits salons. Quand je songe qu’il fut autrefois mon amant, continua Olivier, perdu dans ses pensées. Il éprouvait toujours un mélange d’amertume et de tristesse en introduisant Breteuil dans les petits salons, mais être de nouveau près de lui ne serait-ce que l’espace d’une minute ou deux valait bien cette humiliation.
« Excusez-moi, François. Finissez votre champagne, mon ami. » Olivier, courant presque, s’avança au-devant du grand et beau restaurateur aux lunettes qui brillaient.
Charging Elk ne vit pas Olivier et le pâle siyoko qui, bras dessus, bras dessous, se frayaient un chemin en direction des petits salons situés derrière une tenture. Il guettait la réapparition de la fille en bleu. Une demi-heure plus tard, elle revint, l’air un peu lasse, et se laissa tomber sur un divan en poussant un profond soupir.
Pendant qu’il attendait, le salon s’était peu à peu vidé. Il ne restait plus qu’une dizaine d’hommes et quatre ou cinq femmes. Charging Elk écoutait jouer le pianiste en manches de chemise maintenues par des élastiques. Au début, il n’avait pas entendu la musique noyée par le brouhaha des conversations, d’autant qu’il n’avait guère quitté des yeux la femme aux cheveux si blonds toujours très entourée. Elle n’était partie avec aucun des hommes qui paraissaient se contenter de lui présenter la flamme de leurs briquets et de la regarder rire.
Charging Elk patienta encore quelques minutes, observant la fille en bleu du coin de l’œil, puis, après avoir constaté qu’aucun des hommes présents ne semblait s’intéresser à elle, il se décida à quitter le bar. Ignorant comment l’on procédait, il n’avait rien préparé. Il lui restait huit francs. Est-ce qu’il devait lui donner directement l’argent, et dans ce cas, quelle serait sa réaction ? Peut-être qu’elle choisissait. Peut-être qu’elle aurait peur de lui.
Il avait maintenant pleinement conscience de ses vêtements élimés, de sa peau brune, de ses longs cheveux qui tombaient librement sur ses épaules. Dans les rues sombres, il pouvait peut-être jouer les dandys, mais sous la lumière des lustres, on ne manquait pas de remarquer ses chaussures éculées et ses poignets de chemise effilochés. Il craignait que tous les regards se fixent sur lui tandis qu’il traversait la pièce, mais il était bien déterminé à aborder la fille, car il savait que la prochaine fois, on ne le laisserait sans doute plus entrer. Il soupçonnait que le petit homme replet le considérait simplement comme l’attraction de la soirée.
Il s’assit à un mètre d’elle, mais il aurait pu tout aussi bien se trouver à des kilomètres. Le divan était circulaire, de sorte que, tournant pratiquement le dos à la fille, Charging Elk faisait face à la porte et à Gérard, le solide cerbère, qui, le visage inexpressif, le surveillait d’un œil torve.
Le jeune Indien se roula une cigarette, l’alluma, puis jeta l’allumette éteinte dans un cendrier sur pied qui, impeccablement nettoyé alors que de nombreux fumeurs s’étaient succédé là tout au long de la soirée, étincelait sur le sol brillant comme du marbre. Il chercha ce qu’il pourrait dire, quelque chose de poli qui ferait cependant comprendre ce qu’il désirait. Il finit par se déplacer un peu pour être au moins en mesure de distinguer son profil. Il huma un lourd parfum de lavande et sa bouche se dessécha. Curieusement, il pensa à Strikes Plenty. Il revit le visage rond de son ami et crut entendre son rire moqueur : « Allons, tu as peur d’une femme, maintenant ? »
« Bonsoir, mademoiselle, dit-il sans oser la regarder. Vous êtes fatiguée ? »
Elle garda le silence, les yeux rivés sur le bar. Les trois hommes qui jouaient aux dés étaient partis et le pianiste buvait à présent un verre de vin, accoudé seul au bout du comptoir, sa sacoche contenant les partitions posée à ses pieds. Personne ne lui prêtait attention. Ce n’était qu’un employé en redingote
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