À La Grâce De Marseille
lustrée aux coudes, en pantalon noir qui faisait des poches aux genoux, un homme qui ne comptait pas dans une maison fréquentée par les nantis et les riches oisifs.
Marie écoutait souvent le pianiste qui, dans un coin de la grande pièce, jouait un air après l’autre, et à qui personne ne s’intéressait au milieu du bruit, des rires et des allées et venues continuelles entre le bar et les petits salons. De temps en temps, un client réclamait néanmoins une chanson particulière, ou bien quelques joyeux fêtards se groupaient autour du piano pour brailler une ou deux chansons populaires, et au moins une fois par soir, quelqu’un se levait pour interpréter une version lugubre de La Marseillaise. Le pianiste se pliait obligeamment aux demandes, et ses accords plaqués avec force faisaient vibrer les verres sur le bar. Ensuite, les hommes ivres se mettaient à pleurer ou à s’assener de grandes claques dans le dos en signe d’amitié virile. Après quoi, le pianiste retournait à son anonymat.
La jeune fille ne voulait pas regagner sa chambre, sauf pour y dormir. Elle n’avait que dix-neuf ans, et elle était là depuis trois ans déjà. Elle ne pouvait ni ne désirait tenir le compte des hommes à qui elle avait offert son corps. Elle espérait seulement oublier un jour cette période de sa vie à laquelle, devenue une vieille grand-mère, elle repenserait peut-être comme à une espèce de jardin secret. Mais elle n’avait aucune perspective d’avenir et c’était toujours mieux que de faire des ménages ou de travailler comme ouvrière dans l’une des grandes usines de textile, ou pis, de s’occuper de quelque riche vieille dame qui la maltraiterait. En raison de sa situation présente, elle n’avait aucune chance de pouvoir se marier ou même de devenir la maîtresse d’un homme riche. De plus, elle n’était pas assez jolie – au contraire d’Aimée et d’Héloïse que, à les entendre, les hommes ne demandaient qu’à couvrir de beaux vêtements et de bijoux, et même qu’à installer dans leurs luxueux appartements, tout cela à condition qu’elles leur réservent leurs faveurs. Marie ne savait pas si elle devait les croire – pourquoi rester pensionnaire d’une maison close quand on pouvait vivre comme une reine ? – mais elle était sûre d’une chose : personne ne lui ferait jamais de telles propositions.
Elle avait remarqué un peu plus tôt l’homme de haute stature à la peau brune qui se tenait au bar. Tout à l’heure, elle était montée avec ce jeune idiot qui prétendait être le fils du plus riche tanneur de Marseille. Qu’est-ce que cela pouvait bien lui faire ? Elle avait probablement couché une fois ou, deux avec le père en question. En outre, cet imbécile ne lui avait même pas laissé un petit billet en plus sur la commode, ainsi qu’il était d’usage. Elle avait eu sa revanche, cependant. Elle l’avait fait jouir rien qu’en le guidant en elle trop sensuellement, une petite caresse par-ci, une petite caresse par-là, et l’affaire avait été terminée sans qu’elle ait eu besoin de se démener.
La jeune fille était fatiguée, mais elle avait peur d’Olivier, lequel avait renvoyé plus d’une fille dans la rue pour avoir manifesté un manque d’enthousiasme trop évident. Il se montrait plein de déférence à l’égard de ses clients, mais impitoyable à l’égard des filles. Certaines avaient suggéré qu’il n’aimait pas les femmes, même sur le plan des simples relations. Tout le monde savait qu’il était homosexuel et qu’il couchait souvent avec l’un ou l’autre des jeunes garçons. Et alors ? Nombre de tenanciers de maisons closes avaient des tendances similaires.
Elle jeta un coup d’œil en direction de la porte. Gérard aidait un homme à enfiler son manteau. Elle le vit glisser d’une main un billet de un franc dans sa poche, tandis que de l’autre, il époussetait le col du client. Il était là pour accueillir les gens, pour maintenir l’ordre si nécessaire, et aussi pour surveiller les filles. Un mot de sa part, et Marie se retrouverait à faire le trottoir.
« Vous aimeriez venir avec moi, monsieur ? »
La chambre était beaucoup plus petite que Charging Elk ne l’aurait imaginé. Étant donné les dimensions du salon, il aurait pensé que les chambres seraient plus spacieuses, mais il y avait tout juste la place pour un lit étroit, une commode, une petite armoire et un lavabo. En outre, la pièce
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