À La Grâce De Marseille
« Bienvenue au Salon. À votre santé. »
Le jeune Indien eut l’impression que la boisson dansait dans sa bouche. Il parvint avec difficulté à avaler et, saisi d’une quinte de toux, il sentit les bulles lui remonter dans le nez. Les yeux larmoyants, il souffla par le nez pour essayer d’en chasser les bulles et fut de nouveau pris d’une quinte de toux qu’il n’arriva pas à maîtriser.
Trois hommes qui jouaient aux dés à deux pas de là s’étaient interrompus pour le regarder, d’abord intrigués par son étrange allure et maintenant amusés par son comportement plus étrange encore.
« Olivier, vous devriez apprendre à votre ami à boire par la bouche comme tout gentleman, dit l’un deux.
— C’est votre dernier béguin, Olivier ? demanda un autre.
— Grand et fort, tout à fait votre type, non ? » surenchérit le troisième.
Olivier les gronda gentiment : « Ne vous moquez pas, messieurs. Cet homme appartient à une culture étrangère à la nôtre. » Son visage s’éclaira soudain d’un large sourire, et il ajouta : « Ce gentleman est un prince d’Orient. »
Les trois hommes, les sourires moqueurs figés sur leurs lèvres, se tournèrent vers Charging Elk.
Celui-ci, un peu gêné, mais ayant à présent récupéré, leva son verre. « Bonsoir, messieurs. Enchanté. »
Les joueurs, machinalement, l’imitèrent, mais ils ne burent pas. « Si c’est un prince, moi je suis la reine Victoria d’Angleterre », dit le premier. Il ramassa les dés, et ils reprirent leur partie. « C’est peut-être un prince, mais il est habillé comme un gueux.
— Olivier devrait profiter de ce qu’il baise une de ses putains pour brûler ses vêtements. Ce serait un acte de salubrité publique.
— Tâchons de repérer laquelle il choisit. C’est peut-être elle qu’il faudra brûler. »
Leurs commentaires se voulaient insultants, mais Charging Elk comprit seulement qu’ils parlaient d’habits et de feu. De toute façon, il ne leur prêtait pas grande attention. Il cherchait la fille.
« Ce sont des porcs, mais leur argent vaut bien celui des autres. Je suis obligé de l’accepter, mais je n’en aime pas pour autant leurs manières », dit Olivier en riant. Il prit un cigare dans une boîte derrière le bar et l’offrit à Charging Elk. « Malheureusement, ce sont presque toujours des hommes comme eux qui viennent ici. Ils sont de bonne famille, et sans eux, je ferais faillite.
— Des porcs, répéta Charging Elk, se penchant sur la flamme de l’allumette que lui tendait Olivier. Des porcs de la campagne ? »
Olivier leva les yeux et le dévisagea un instant. Il se rendit brusquement compte qu’il ignorait la nationalité et même la race de cet homme. Il n’avait jamais rencontré qui que ce soit de semblable à Marseille. Il n’avait pas assisté aux représentations du Wild West Show au cours de l’hiver 1889 – de tels spectacles n’étaient pas dignes d’un homme comme lui – et les seuls Indiens qu’il avait vus, c’était sur des illustrations qui les représentaient avec des plumes et des peintures de guerre. Des sauvages tout ce qu’il y avait de plus détestable !
Il s’interrogeait aussi sur la langue maternelle de l’inconnu. Son français était rudimentaire, teinté d’un fort accent, et il avalait la plupart des mots. Il se demandait ce qu’il avait en réalité compris de ce que disaient les trois butors. Peut-être que, en définitive, il venait bien d’Orient, ou des mers du Sud – ou même d’Amérique.
À cet instant, sentant un courant d’air, il jeta un coup d’œil vers la porte pour voir qui entrait, une habitude dont il ne se départait pas depuis les douze ans qu’il tenait cette maison. Son sang s’accéléra, lui faisant battre les tempes. C’était Breteuil. Mon Dieu, se dit-il, il est toujours aussi séduisant. Lors de leur première rencontre, Breteuil n’était encore que jeune aide-cuisinier dans un médiocre restaurant du Vieux-Port. Devenu par la suite le chef le plus célèbre de Marseille, et peut-être de toute la Provence, il accueillait dans son petit restaurant de luxe de la rue des Catalans tous les hommes politiques véreux, les faux aristocrates et les représentants de la haute bourgeoisie marseillaise. Olivier les détestait, lui qui avait derrière lui une carrière politique en tant que député du quartier du port – le plus peuplé de la ville. Seulement, on l’avait
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