À La Grâce De Marseille

siècles auparavant.
    Il ouvrit le couvercle de sa montre de poche et consulta le cadran blanc avec ses chiffres noirs : quatre heures et demie. Marie et lui étaient montés peu après onze heures. Le temps s’était-il déréglé ? Cinq heures et demie avaient passé. Les jambes flageolantes, il s’appuya à une barre d’attache pour chevaux. Dans le froid du petit matin, il sentit une sueur glacée couler le long de ses côtes.
    Marie. Qu’était-il arrivé à Marie ? Qu’allait-elle devenir ? Charging Elk émit un sourd gémissement. Il aurait dû se débarrasser du corps du siyoko. Pourquoi n’y avait-il pas pensé ? Il aurait sûrement trouvé une chambre vide où le cacher. Il se sentit près de défaillir en se représentant Marie qui ouvrait la porte et qui, assaillie par l’odeur douceâtre du sang, apercevait le cadavre du siyoko encore agenouillé, à moitié affalé sur le lit, et puis les taches de sang sur les draps, par terre. Face à ces images si réalistes, ses jambes cédèrent sous lui et il tomba, heurtant les pavés sans presque s’en rendre compte.
    Il fallait qu’il y retourne. Seulement, il gisait sur le flanc, incapable de se relever, le regard flou. Qu’est-ce qu’il faisait là ? Où était son animal-pouvoir ? Où était Wakan Tanka ? Pourquoi l’avait-il abandonné ainsi dans une ville étrangère ? Qu’est-ce qu’il lui reprochait ?
    Charging Elk ferma les yeux et puisa une espèce de réconfort dans la profondeur de son désespoir. Les pavés étaient fermes et frais, et il avait envie de rester là, peut-être à jamais. Il savait qu’il mourrait bientôt, car ce qui avait eu lieu dans la chambre de Marie allait déclencher une chaîne d’événements qui conduiraient à sa fin. Les méchants étaient toujours punis. Wakan Tanka y veillait, et Charging Elk lui en était reconnaissant.
    Les images du passé et du présent se télescopaient dans son esprit. Il voyait Marie lever son verre de vin, les lunettes cerclées d’or éclairées par la lampe. Et il voyait son cauchemar comme s’il le revivait. Il voyait les siens entassés au pied de la falaise, il entendait le rugissement du vent et la voix qui lui disait : Tu es mon seul fils. Maintenant, il n’y aurait plus personne, et cette idée ne l’effraya pas. Il préférait mourir avec son peuple plutôt que de vivre seul au monde.
    Ses lèvres remuaient, et il s’aperçut qu’il priait Wakan Tanka en lakota. Il offrait sa vie et suppliait le Grand Esprit de le laisser rejoindre son peuple dans le monde réel. Peut-être était-ce le son de sa propre langue – il n’avait pas prié ni parlé en lakota depuis longtemps – qui lui procurait ce réconfort. Après quatre ans sans avoir pu vraiment communiquer avec les autres, il éprouvait une sorte de sentiment d’intimité avec le son de sa voix et la prière qu’elle adressait. Il se sentait renaître alors même qu’il désirait mourir.
    Inconsciemment, presque, il perçut un bruit au loin. Ses idées s’éclaircirent. Un homme criait et un autre lui répondait. Charging Elk ne distinguait pas les mots, mais ils résonnaient dans les rues étroites, sans qu’il sache précisément d’où ils venaient. Il ouvrit les yeux et attendit.

14
    Martin Saint-Cyr éprouva à l’estomac une douleur si violente qu’elle lui coupa la respiration. Il se maudit d’avoir commandé des huîtres à cette période de l’année. Bien qu’on fût seulement en mai, il faisait une chaleur étouffante, ce qui rendait la consommation d’huîtres hasardeuse. Il suffisait d’une seule qui fût mauvaise, et on pouvait être sûr qu’il tomberait dessus.
    Il but une gorgée de son digestif et relut l’article. Il n’occupait que trois petites colonnes, mais c’était stupéfiant. Voilà que l’histoire se répétait ! Quand il l’avait lu la première fois, il avait eu une impression de déjà vu, comme cela lui arrivait souvent. Rien que la nuit dernière, il était sorti avec une femme qui lui avait confié que son rêve secret était de partir aider les Nord-Africains à trouver Notre Seigneur Jésus-Christ. Fille de missionnaires anglais, elle avait grandi au Soudan et désirait aller en Algérie pour travailler dans une mission française ou peut-être un hôpital. Comme il n’avait guère pensé à son ex-fiancée au cours des trois années écoulées, il lui avait fallu un moment avant que le récit de la jeune femme n’éveillât en lui le