À La Grâce De Marseille
non pas par la main manucurée, mais par la façon dont Saint-Cyr la présenta, légèrement cambrée, paume dirigée vers le bas à la manière d’une femme. L’espace d’un instant, il se demanda s’il ne devait pas la baiser, puis il retira la sienne et indiqua la chaise en face de lui. « Je vous en prie, asseyez-vous », dit-il.
Lorsque leurs verres arrivèrent – une autre eau minérale pour Bell et un ballon de vin blanc de Cassis pour le journaliste –, Saint-Cyr leva le sien et dit en anglais : « À votre santé, monsieur Bell.
— Je vois que vous parlez anglais.
— Un petit peu. Je l’ai étudié à l’université, mais je n’ai guère l’occasion de l’utiliser ici, à Marseille. » Il rit. « Mon père me disait que j’avais intérêt à l’apprendre, parce que les Américains n’allaient pas tarder à dominer le monde. »
Bell nota que Saint-Cyr parlait avec un accent typiquement anglais, ce qui ne l’étonna pas trop dans la mesure où quelques Britanniques enseignaient l’anglais dans les universités françaises. Il envisagea de dire que le sentiment national devait souffrir devant la nécessité nouvelle d’apprendre ainsi une langue étrangère, mais il se ravisa. Il ne se sentait pas d’humeur à aborder ce genre de sujet. Il était debout depuis cinq heures et demie du matin à essayer de comprendre ce qui s’était exactement passé avec Charging Elk, et il avait les nerfs à fleur de peau. De fait, il était tenaillé par la peur de perdre son emploi. Au consulat, il ne faisait de doute pour personne qu’il avait mal géré le problème Charging Elk quatre ans plus tôt. Il lui avait été si facile de le laisser disparaître dans Marseille puis de l’oublier. Or, en réalité, il avait pensé à lui pratiquement tous les jours, ne serait-ce que le temps d’une seconde ou deux. Ce qui le fascinait, avec un petit côté pervers, c’étaient les rêves qu’il faisait au sujet de Charging Elk. Que ce soit à cause du sentiment de culpabilité qui le rongeait ou de la crainte qu’on découvrît sa gaffe, il avait à plusieurs reprises rêvé que l’Indien se présentait à sa porte au petit matin, couvert de sang, incapable de parler, un tomahawk serré dans son poing, les bras ballants. Le sang gouttait sur le tapis de Perse du couloir et à chaque fois, Bell claquait la porte et poussait un cri en voyant un filet de sang s’infiltrer sous la porte et couler dans le vestibule. À ce moment-là, il se réveillait assis dans son lit, le pyjama trempé de sueur même par les nuits les plus froides et, ne sachant pas s’il avait réellement crié, il guettait une réaction éventuelle des voisins.
Le lendemain à son bureau, négligeant la paperasserie qui l’attendait, il s’efforçait d’analyser son cauchemar, de comprendre pourquoi il le hantait ainsi. Au fond de lui, il le savait : il avait laissé tomber l’Indien. Il n’avait pas réussi à le renvoyer chez lui, ni à lui faire rejoindre la troupe du Wild West Show. Il avait tout simplement cherché à le rayer de sa vie et, avec l’aide des Soulas, il y était parvenu. Pendant quatre ans. Toutefois, il était sûr que Charging Elk se rappellerait un jour ou l’autre à lui dans des circonstances dramatiques, à l’exemple de son cauchemar récurrent.
Alors, pourquoi à une heure aussi grave avait-il accepté de déjeuner avec le célèbre éditorialiste de La Gazette du Midi ? Il n’aimait même pas ce que le journaliste écrivait à propos de l’économie et du gouvernement. Tout ce galimatias socialiste allait bien trop loin. Que feraient ces soi-disant opprimés sans leurs dirigeants, sans les hommes qui gouvernaient le pays, fournissaient les biens et les services, faisaient fonctionner les rouages de l’industrie et leur procuraient du travail ? Il était absurde de leur reprocher chacune des petites injustices qui pouvaient se produire dans le cours normal des activités industrielles et commerciales. Il se demandait ce qu’il fabriquait ici en compagnie de ce dandy qui représentait l’antithèse de tout ce à quoi il croyait.
Il allait prendre son dernier repas, un repas absurdement banal, avant de devoir regagner le consulat et affronter la fureur contrôlée (du moins l’espérait-il) d’Atkinson qui le tiendrait sans doute pour responsable d’avoir réduit à néant par sa stupidité et son incompétence des années de délicates négociations entre les deux nations.
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