À La Grâce De Marseille

but une gorgée. Le vin était frais et vif ainsi qu’il l’aimait, et il se sentit soulagé d’être encore capable d’apprécier un plaisir simple. Il jeta un coup d’œil sur le journaliste qui avait tiré de sa poche un carnet et un crayon et qui attendait, un petit sourire aux lèvres. Bell eut soudain l’impression d’être trop gros, trop sale et trop mal habillé face à l’élégant Français. Il avait cependant pris sa décision.
    Le seul élément positif, c’était que lui, et lui seul, pouvait raconter toute l’histoire à l’éditorialiste. Et il la raconterait depuis le début, depuis sa première rencontre avec Charging Elk à l’hôpital. Il était important que Saint-Cyr dispose de tous les faits afin qu’il comprenne les motifs qui avaient poussé l’Indien à commettre cet acte. Quant à la manière dont il interpréterait lesdits faits, c’était un autre problème. Bell aurait au moins la conscience un peu plus en paix. Pour lui, cela ne changerait rien – sa carrière était de toute façon foutue –, mais peut-être que cela aiderait Charging Elk. Dans son état de confusion mentale, il ne voyait pas très bien en quoi, mais il n’ignorait pas que Saint-Cyr avait la réputation de défendre les opprimés, les marginaux et les exclus de la société. Et, à la pensée qu’il ait justement besoin d’un homme dont il combattait les opinions, il ne put s’empêcher d’esquisser un sourire plein d’ironie.
    Il ne cacha donc rien au journaliste de ce qu’il savait de la vie de Charging Elk à Marseille. Il lui parla de la famille (se gardant bien de la nommer) qui l’avait recueilli, de l’erreur monumentale commise par le médecin qui l’avait déclaré mort à la place de Featherman, du faux certificat de décès qu’il avait rédigé ensuite pour couvrir sa méprise, puis de ses propres tentatives infructueuses en vue d’obtenir des papiers permettant à Charging Elk de rejoindre le Wild West Show, de ses démêlés avec l’administration française, et enfin, à sa surprise – il n’avait pas eu l’intention de le mentionner –, de la manière dont il avait fini par renoncer devant tous les obstacles mis en travers de son chemin. Il avoua qu’il avait volontairement perdu la trace de Charging Elk, jusqu’à ce qu’il le retrouve dans des circonstances aussi dramatiques.
    Bell but une nouvelle gorgée de vin, les yeux rivés sur le crayon qui griffonnait furieusement sur les pages du carnet, lesquelles semblaient tourner à toute allure. Il remarqua vaguement l’assiette placée devant lui, les feuilles de laitue flétries, l’huile luisante et le vinaigre qui formaient comme deux petites flaques distinctes autour des miettes de thon. Regardant autour de lui, il constata que la foule de l’heure du déjeuner s’était dispersée. À la terrasse de Chez Louis, il ne restait plus que deux tables occupées, la leur et celle où deux jeunes amoureux échangeaient de longs baisers passionnés devant leurs citrons pressés. Bell se sentait trop las pour les envier.
    Saint-Cyr finit par lâcher son crayon, puis il se frotta les paupières et rejeta la tête en arrière pour détendre sa nuque raide. Bell, contemplant la pomme d’Adam du journaliste et sa barbiche brune si fine qu’on distinguait en dessous les contours bien dessinés du menton, se rappela qu’il n’avait pas eu le temps de se raser. Saint-Cyr ramena lentement son corps en avant et murmura : « Eh bien, quelle histoire, mon cher ami !
    — Vous comprenez pourquoi j’ai hésité à vous confier le rôle que j’ai joué dans ce gâchis. Si j’avais été plus persévérant, peut-être que Charging Elk serait aujourd’hui en Amérique parmi les siens au lieu de…» Bell haussa les épaules.
    « Bien sûr ! Mais vous n’êtes pas le seul responsable. La France et sa bureaucratie y sont également pour quelque chose. Tous les documents doivent être tamponnés trois fois si ce n’est plus, et il arrive que certains se “perdent” comme on vous répond. Il y a toujours un fonctionnaire qui vient d’avoir une scène de ménage et qui passe sa colère sur vous. » Saint-Cyr se reprit et éclata de rire. « Je ne pensais pas à vous personnellement. Vous, vous représentez les États-Unis, mais cela les rend parfois encore plus récalcitrants. Ils se sentent menacés dans leur pouvoir et ils font la seule chose qu’ils sachent bien faire : bloquer le dossier jusqu’à ce que la