À La Grâce De Marseille
Pourtant, alors qu’il descendait dans la direction opposée à celle que Bell avait prise, il se sentit léger, plein d’entrain, comme lorsqu’il s’apprêtait à faire une petite visite à Fortune. Finalement, il comprenait que Charging Elk ait pu tomber amoureux de la putain du Salon.
Arrivé au bout du cours, il héla un fiacre pour retourner au siège de La Gazette du Midi. Il s’installa sur la banquette de cuir noir et, bercé par le claquement des sabots du cheval sur les pavés, il ferma les yeux, se demandant si Fortune était toujours contagieuse. Elle lui manquait. Avant, ils ne se voyaient peut-être que deux ou trois fois par mois, mais au moins, il ne se sentait pas seul.
Tout à coup, il comprit ce qui l’avait tracassé toute l’après-midi au sujet de Bell. Cet homme n’avait personne qui l’attendait chez lui, personne à qui parler, personne auprès de qui chercher du réconfort. C’était pour cela qu’il s’était ainsi épanché. Saint-Cyr ouvrit les paupières et contempla la croupe pommelée du cheval gris. Il savait à présent ce qu’il allait faire. Grâce à lui, le cas Charging Elk prendrait rang parmi les causes célèbres. Il couvrirait le procès jusqu’au verdict, quel qu’il soit. Marseille saurait tout de la créature exotique venue d’Amérique et de ses étranges coutumes, de ses pathétiques tentatives pour devenir un Français comme les autres et enfin du conflit entre son propre code de l’honneur et les lois de la civilisation.
Saint-Cyr aurait voulu fouetter lui-même la croupe pommelée du cheval pour le faire avancer plus vite. La vie lui paraissait belle maintenant, comme s’il n’avait attendu que ce moment. Il avait pitié du vice-consul, et il aurait pitié demain de Charging Elk quand il l’interviewerait, mais en cet instant, il avait la tête dans les étoiles.
15
Malgré le froid qui régnait dans la cellule aux murs de pierre, Charging Elk gisait sur son grabat vêtu de son seul pantalon. Étendu sur le dos, les yeux grands ouverts, il se rappelait le plafond tout taché et fissuré de la chambre de Marie au Salon et se demandait comment celui de sa prison faisait pour tenir, alors qu’il ne reposait que sur les quatre murs de la pièce. Il avait suivi les différentes étapes de la construction de l’immeuble se trouvant sur le chemin de l’omnibus qu’il prenait pour se rendre à la savonnerie (cela lui semblait remonter à une éternité, et pourtant à peine une année s’était écoulée), mais il ne s’était jamais interrogé à propos de la magie des maçons. Il ne cessait de s’étonner que le massif édifice ne s’écroule pas sur lui et ne l’écrase comme un insecte sous une semelle.
Il aurait accueilli la mort avec joie, car il ne lui restait plus d’espoir. Jamais il ne rentrerait dans son pays. Il le savait, bien que Costume Marron lui eût assuré une nouvelle fois que les Américains l’aideraient à se tirer de ce mauvais pas. Que pourraient-ils faire ? Costume Marron ne l’avait pas aidé dans la maison des malades, ni dans la maison de pierre. Alors, pourquoi le ferait-il cette fois-ci ? Il ne doutait pas que la police allait lui couper la tête avec le grand couteau de fer, et il n’en avait cure. Il ne souhaitait même pas rejoindre les siens dans le monde réel. Comment pourrait-il les retrouver alors qu’il serait sans tête ? Comment le reconnaîtraient-ils ? Et lui, comment pourrait-il leur dire qu’il était Charging Elk, fils de Scrub, le porteur-de-chemise, et de Doubles Back Woman, petit-fils de Scabby Bull, le grand chef de clan, et de Goodkill qui se trouvaient tous deux depuis si longtemps au pays des ombres qu’il ne les connaissait que de nom. Et même son frère et sa sœur – comme il les enviait ! – ne le reconnaîtraient pas. Et quand Strikes Plenty arriverait, il éclaterait de rire et se moquerait de son vieil ami Charging Elk sans se rendre compte qu’il l’avait devant lui. Non, il valait mieux mourir et laisser son esprit errer, aveugle et muet, au-dessus d’un monde auquel il ne pourrait jamais appartenir.
Deux sommeils avaient passé et il ne regrettait toujours pas d’avoir tué le siyoko. C’est simple : quand on rencontre le mal, on le tue. Le mal n’est pas comme un animal dangereux. On ne tue pas un ours, un félin ou un serpent à sonnette pour le seul plaisir de tuer. Tous ces animaux ont été mis sur la terre par Wakan Tanka et on vit en harmonie avec
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