À La Grâce De Marseille
Depuis l’affaire du Salon, il n’avait pas vu un seul visage amical en dehors de Poitrine Jaune. Il se prit soudain à espérer que l’éditorialiste parviendrait à faire comprendre à tous ces gens qu’il avait accompli un acte nécessaire.
Pendant les neuf premiers jours du procès – le tribunal ne siégeant pas les samedis et les dimanches –, de nombreux témoins se succédèrent à la barre. Ceux de l’accusation étaient surtout des fonctionnaires, parmi lesquels des gendarmes, dont celui ayant procédé à l’arrestation de Charging Elk pour vagabondage devant l’abbaye Saint-Victor, un médecin venu témoigner que l’Indien avait quitté l’hôpital sans autorisation, un autre certifiant que l’accusé ne possédait pas les facultés mentales lui permettant de comprendre les règles qui gouvernent une société civilisée, et un troisième, spécialiste en phrénologie, qui affirma qu’au sein de la communauté scientifique, il était admis que les cerveaux des sauvages étaient plus petits que la moyenne et par conséquent moins développés et moins à même de prendre des décisions judicieuses. Puis un membre de l’administration vint déclarer que le prévenu ne jouissait d’aucun statut légal et était, de ce fait, un immigrant clandestin qui aurait dû depuis longtemps être expulsé, mais qui, on ne savait comment, avait réussi à passer à travers les mailles du filet des services de l’immigration.
Lorsque le procureur appela son dernier témoin, Charging Elk eut du mal à ne pas laisser éclater sa joie. Se soulevant de sa chaise, il vit Marie s’avancer à la barre, les yeux baissés. Elle était vivante et bien vivante : même physique robuste, même figure lisse et ronde qu’il avait si souvent contemplée. Pourtant, elle avait quelque chose de différent. Elle portait une robe, une longue robe grise, non pas en satin, mais modeste et sobre, ainsi qu’un chapeau gris sous lequel elle avait ramené ses cheveux. Quand elle passa devant lui, il entendit le bruissement de la robe et des jupons, et se sentit presque intimidé par cette Marie qu’il ne connaissait pas.
Afin de préparer sa défense, son avocat n’avait cessé de l’interroger sur ses relations avec la jeune fille et sur ce qui s’était passé entre eux le jour du drame. Comment lui avait-elle semblé ce soir-là ? Joyeuse ? En colère ? Distante ? Sournoise ? L’avait-il vue verser une poudre ou un liquide dans son verre de vin ? Avaient-ils eu des relations sexuelles ? Toutes ces questions avaient déplu à Charging Elk, car elles paraissaient impliquer que Marie était de mèche avec le siyoko. En réalité, il s’était surpris à éprouver un pincement de jalousie à cette idée. Il s’était dominé et avait dit à l’avocat qu’il ne voulait plus parler d’elle. Il ne lui confia pas avoir demandé à Marie de venir vivre avec lui et de l’épouser. Après ces jours et ces nuits interminables dans l’isolement de sa cellule, il avait fini par considérer comme absurde d’avoir pu envisager un instant un bonheur pareil.
Et voilà qu’elle se trouvait à quelques mètres de lui, jurant de dire la vérité, toute la vérité. Ses mains, courtes et trapues sous les gants noirs tout simples, s’agrippaient à la barre comme à une planche de salut. Elle répondit à la première question du procureur d’une petite voix réservée que Charging Elk ne connaissait que trop bien. Penché en avant, l’oreille tendue, il saisit presque tout ce qu’elle disait, dont le fait qu’elle travaillait toujours au Salon.
Le représentant du ministère public la questionna principalement sur ses relations avec l’accusé. Quand l’avait-elle rencontré pour la première fois ? Venait-il souvent au Salon ? Couchaient-ils à chaque fois ensemble ? Était-il un amant violent ? Exigeait-il de pratiquer des actes que la morale réprouve ? Puis il en arriva à cette dernière soirée. Où était-elle pendant que les deux hommes se trouvaient dans sa chambre ? Et enfin, qu’avait-elle vu quand elle y était retournée ?
Marie faillit alors s’évanouir. Elle vacilla, se raccrocha à la barre et fondit en larmes au souvenir de l’horrible spectacle. Encouragée par le procureur, elle parvint à décrire entre deux sanglots le corps nu encore à moitié affalé sur le lit, la tache de sang sur le couvre-lit, le sang qui continuait à couler des blessures, l’odeur douceâtre qui l’avait
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