À La Grâce De Marseille
dressaient aux quatre coins, chacune percée d’une meurtrière donnant sur la cour de terre battue dans laquelle on avait édifié trois bâtiments identiques tout en longueur et reliés les uns aux autres à chaque bout et au milieu par des passages couverts. Dans un coin près de la porte était niché un bâtiment plus petit flanqué de deux colonnes blanches qui soutenaient un fronton de pierre de forme triangulaire, seul élément architectural intérieur. À l’extérieur des murailles, des jardins en terrasses s’échelonnaient au flanc de la colline qui descendait jusqu’au petit village de Saint-Paul-de-Fenouillet. Les condamnés, une fois enfermés là, ne voyaient plus les jardins ni le village. Du monde du dehors, ils n’apercevaient plus que le ciel bleu, le soleil, les nuages et les rares oiseaux.
La Tombe abritait les criminels les plus monstrueux – des auteurs de plusieurs meurtres, des hommes qui avaient assassiné et démembré leurs maîtresses, un médecin ayant empoisonné ses cinq femmes, un chocolatier coupable d’avoir éviscéré plusieurs garçons à Nantes, un jeune négociant en vins qui avait fait brûler vifs son père et sa belle-mère, et, bien sûr, le lot inévitable de crapules et d’assassins impénitents qui avaient réussi à échapper à la guillotine. À l’inverse de l’île du Diable, la Tombe ne comptait pas de prisonniers politiques à proprement parler – juste une poignée d’hommes qui se plaisaient à se qualifier d’anarchistes afin de justifier leurs horribles forfaits.
La forteresse s’appelait en réalité prison de Samatan, mais on l’avait surnommée la Tombe pour la raison évidente que personne n’en sortait jamais vivant. En 1894, elle ne fonctionnait que depuis vingt-sept ans, mais on dénombrait déjà 215 détenus décédés, dont 48 seulement de mort naturelle.
C’est vers ce sinistre endroit que Charging Elk se dirigeait à bord du train de nuit qui reliait Marseille à Perpignan. Il occupait un compartiment réservé, encadré de deux gardiens de la préfecture de police, et pendant que ces derniers jouaient aux cartes, il contemplait à travers la vitre les ténèbres parfois trouées par les lumières vacillantes d’une ferme ou d’un hameau. Il repensait au train qui l’avait conduit de Lyon ou de Vienne – il ne se souvenait plus très bien – à Marseille. Il se rappelait comment Featherman s’exclamait chaque fois qu’ils apercevaient un village ou un château dans le clair de lune, comment son cœur à lui avait bondi lorsqu’il avait cru distinguer un cheval ressemblant à Grand Coureur. Ses souvenirs le ramenèrent à un passé plus lointain encore, au moment où un autre train s’ébranlait de la gare de Gordon dans le Nebraska. Tous les parents, dont les siens, massés sur le quai, avaient entonné leur chant de bravoure à l’intention des jeunes Indiens. Il était resté longtemps assis, immobile, le plastron de son père sur les genoux – tout jeune à l’époque, à la fois inquiet et excité à l’idée de partir si loin et de voir tant de choses. Tout en ne sachant pas exactement ce qui l’attendait, il se réjouissait à la perspective de galoper à cheval, de chasser les bisons et de feindre de combattre les soldats devant un large public composé de wasichus. Et surtout, il ne doutait pas qu’il serait de retour à Pine Ridge d’ici deux ans, les poches pleines de billets verts américains. Il pourrait alors se marier et acheter de nombreux chevaux, ce qui lui avait paru un rêve inaccessible au cours des longues nuits d’hiver au Bastion.
L’un des gardiens abattit ses cartes avec une exclamation. L’autre poussa un gémissement. Et Charging Elk continua de scruter l’obscurité dans l’espoir d’apercevoir des lumières à l’extérieur du wagon bringuebalant qui longeait la côte méditerranéenne, à destination de Perpignan, puis de la Tombe.
Charging Elk passa sa première semaine dans une espèce de caverne condamnée par des barreaux. Elle faisait partie d’une série de grottes que les croisés avaient creusées afin d’y entreposer leur vin, leur blé et leur poisson séché. Ils y tuaient également des animaux avant de suspendre leurs carcasses pour les saler et les conserver dans cette atmosphère fraîche et sèche. Ce lieu, à présent, servait en quelque sorte de centre d’accueil. Tous les nouveaux prisonniers devaient subir cette épreuve, exposés à la claustrophobie
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