À La Grâce De Marseille
vous personnellement. Juste votre physionomie. Les Indiens d’Amérique ont un physique saisissant, mais ils se ressemblent tous plus ou moins. En tout cas pour un œil non exercé comme le mien. Ne le prenez surtout pas mal, mon ami.
— Non, non. » Charging Elk sourit. Il n’arrivait pas à croire en sa chance : tomber sur un homme qui l’avait vu en piste à Paris, même si cet homme ne se souvenait pas vraiment de lui. « Pour moi, reprit-il, tous les gens de Marseille se ressemblent, sauf les immigrés. »
Causeret, qui mesurait une bonne tête de moins que lui, se recula d’un pas pour examiner l’Indien.
« Pourquoi êtes-vous là ? » demanda Charging Elk avant de poser le seau et de jeter la couverture sur la paillasse libre. Ne sachant qu’en faire, il garda le gobelet.
« Question franche et directe, voilà qui n’est pas pour me déplaire. » Causeret s’assit en tailleur sur son grabat. « Il paraît que j’ai tué ma femme et son amant. Il paraît que je les ai surpris au lit ensemble – le lit de notre nuit de noces, entre parenthèses – et que je leur ai coupé la gorge. Il paraît que c’était un crime particulièrement horrible. Il paraît que j’ai ri en décrivant les meurtres aux policiers. Les journaux m’ont traité de monstre sans cœur. Aucun signe de remords. Il paraît que si j’en avais manifesté un tout petit peu, je m’en serais peut-être tiré. Crime passionnel, vous comprenez, le coup du mari bafoué. »
Charging Elk s’installa avec hésitation sur sa paillasse et étudia l’homme en face de lui. Au premier abord, il lui avait semblé presque frêle, mais il se rendait compte à présent qu’il avait les épaules larges, les bras plus longs que la moyenne et la taille fine. Il respirait la force, l’agilité et l’énergie. Sa diction elle-même était rapide, mais claire. Charging Elk comprenait presque tout ce qu’il disait, et rien de l’histoire de la femme et de l’amant à la gorge tranchée ne lui avait échappé.
« Mais vous êtes innocent », dit-il.
Causeret s’esclaffa. « Bien sûr, mon ami. Vous vous apercevrez bientôt que tout le monde ici est innocent. » Il se mit soudain à crier : « Dax ! tu es innocent ? »
Une voix nonchalante répondit, venant de l’autre côté du couloir. « Ça va sans dire.
— Vous voyez ? Je parie que vous aussi, vous êtes innocent. »
Charging Elk tourna la tête. En ce qui le concernait, il n’avait jamais pensé à lui en termes de coupable ou d’innocent – excepté devant le tribunal. Il avait fait ce qu’il avait à faire, voilà tout.
« Et de quoi êtes-vous innocent ? reprit Causeret.
— D’avoir tué un… un homme. »
Causeret se pencha en avant, les mains plaquées sur les genoux, et il eut un sourire presque doux. « Il méritait d’être tué ?
— Il était… malfaisant. »
Causeret se frappa les cuisses. « Formidable ! “Il était malfaisant.” Je n’avais jamais envisagé les choses sous cet angle. » Il se renversa soudain en arrière et s’allongea sur son lit, immobile, le regard fixé sur le plafond.
Charging Elk attendit, mais comme l’homme se taisait, il ôta ses chaussures – ces mêmes chaussures marron maintenant éculées au-delà de tout espoir – et s’étendit à son tour sur sa paillasse. Il ferma les paupières et sentit son corps fondre littéralement. Il ne s’était pas rendu compte de la tension qui l’habitait depuis des mois, depuis qu’il avait tué Breteuil. Maintenant qu’il était ici, et qu’il y resterait jusqu’à la fin de ses jours, tout lui revenait en bloc, la prison et le procès, le voyage en train, son passé. Il se voyait bien demeurer ainsi pour l’éternité.
« Crin et balle d’avoine, c’est de cela que sont faites les paillasses. Vous finirez par vous y habituer. » L’homme n’avait pas bougé. Comme Charging Elk ne répondait pas, il reprit : « Vous voulez savoir ce que je faisais avant ? » Il marqua une pause avant de continuer : « J’étais jongleur. Je jonglais dans les marchés aux puces, devant les théâtres, les vélodromes, dans les foires, tout ce que vous pouvez imaginer. Je faisais beaucoup les foires, un peu partout. J’utilisais des bâtons, des torches, des ballons – et même des pastèques. De bonnes grosses pastèques. Vous voyez ? J’arrivais à tenir en équilibre sur mon menton une pastèque au bout d’un bâton, et même une
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