À La Grâce De Marseille
visage. Il n’y avait pas réfléchi avant, et il venait de s’apercevoir qu’il ne possédait pas les mots français permettant d’expliquer le mal. Il ne pouvait le faire que dans sa langue. Soudain muet, l’esprit confus, il éprouvait un sentiment d’impuissance tel qu’il n’en avait plus connu depuis assez longtemps. Lentement, cependant, ses pensées se mirent à tourbillonner puis à s’assembler dans sa tête, pareilles à un oiseau qui construit son nid à l’aide de toutes sortes de petites choses dont les hommes ne se servent pas et qu’il ramasse par terre ainsi que dans les arbres. Après quoi, en lakota, il entreprit d’expliquer le mal, de dire comment les siyokos se trouvaient parmi eux en ce moment même, comment les esprits erraient dans l’attente de la moindre occasion de faire le mal et comment celui qui portait des lunettes, ce Breteuil comme on l’appelait, avait eu le malheur d’être réceptif au mal. Et ce soir-là dans la chambre de Marie, avec le siyoko en lui, l’homme s’était plié aux volontés de l’esprit malfaisant. Aussi Charging Elk avait-il été obligé de le tuer afin de se débarrasser du mal.
L’Indien, tout en parlant, n’avait pas quitté des yeux les magistrats, mais au silence qui régnait dans la salle, il savait que tous écoutaient. Jusqu’aux bruits de fond provenant du dehors qui semblaient avoir cessé. À plusieurs reprises au cours des quatre années écoulées, Wakan Tanka l’avait rendu invisible aux regards des gens de ce pays, mais à présent, il désirait qu’ils le voient, qu’ils l’entendent. D’une certaine manière, le Grand Mystère avait ouvert leurs oreilles à ses paroles. Il remercia alors Wakan Tanka de lui avoir soufflé les mots nécessaires pour atteindre le cœur de ces hommes, lui qui leur avait ouvert le sien.
Lorsqu’il eut fini, il resta debout et, agrippant la balustrade du box des accusés, il promena son regard sur les occupants de la salle : les membres du jury, le procureur et ses assistants, son avocat, les tables des journalistes et le public au balcon. Tous avaient les yeux rivés sur lui, y compris les reporters qui n’avaient rien écrit durant son discours. Il examina plus attentivement le balcon. Marie n’était pas là, mais il s’y attendait. Par contre, il aperçut René, tout près de lui. Il aurait presque pu tendre le bras pour lui serrer la main.
Le marchand de poisson affichait un petit sourire triste, mais Charging Elk le voyait comme il l’avait vu la première fois dans le bureau du commissaire de police – les cheveux noirs calamistrés coiffés en arrière, déjà dégarnis sur le dessus, les dents du bas qui manquaient, les yeux pleins de bonté –, et il se sentit infiniment désolé d’avoir apporté la honte sur la maison d’une famille qui l’avait recueilli alors que la mort le guettait. Il voulait le remercier, ainsi que Madeleine. Mais elle n’était pas là. Il savait qu’elle ne s’intéressait guère à ce qui se passait en dehors de son foyer, et le procès qui durait depuis de trop nombreux sommeils avait fini par provoquer jusqu’à son propre ennui. Il était cependant déçu à l’idée qu’il ne la reverrait plus.
Le président du tribunal s’éclaircit la voix, et toutes les têtes se tournèrent vers lui. « J’espère que les jurés auront compris mieux que moi la déclaration de l’accusé », dit-il, et tout le prétoire éclata de rire.
Le lendemain, il pleuvait. La tramontane qui avait forci durant la nuit amena du nord-ouest un cortège ininterrompu de nuages gris. Une pluie fine et pénétrante tomba toute la journée, qui rafraîchit les pavés et les bâtiments de pierres et de briques et qui fit monter une fraîche odeur de mouillé donnant à la ville comme un air de jeunesse. Les rues se remplirent soudain de monde. Certains avaient des parapluies, d’autres pas, mais ces derniers ne semblaient pas se soucier d’être trempés. Les gens marchaient d’un pas plus décidé, plus allègre. Ils entraient dans les boutiques et en ressortaient avec des paniers débordant de fromages, de poissons et autres denrées auxquelles se mêlaient peut-être une paire de bas ou bien des bougies de couleur. Quelques hommes flânaient aux coins des rues. Ils fumaient et riaient. La fin du mois d’août approchait, et c’était la première pluie de l’été.
Peut-être les manifestants avaient-ils eux aussi décidé de profiter de la
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