À La Grâce De Marseille
depuis trois ans. Après que le gardien l’eut annoncé, il s’inclina avec gaucherie.
Sans un mot, la femme se leva et alla frapper à une porte derrière elle. Charging Elk en profita pour l’examiner des pieds à la tête, détaillant ses chevilles fines, sa taille mince, ses épaules étroites et son cou gracile. Il pensa d’abord à Marie, puis le souvenir d’une autre femme s’imposa à son esprit, celle qui lui avait donné l’image sainte représentant Jésus-Christ, l’homme mort pour les péchés des gens de ce peuple comme il le savait à présent. Il se remémora le bel après-midi plein d’espoir passé en sa compagnie au bord du lac à Paris. Il essaya en vain de se rappeler son nom.
La femme ouvrit la porte, s’effaça, puis les invita à entrer. Le gardien poussa doucement Charging Elk en avant, et celui-ci murmura : « Sandrine », mais personne ne parut l’entendre.
Le directeur était un homme massif au torse de barrique engoncé dans une veste de costume dont les coutures menaçaient de craquer. Son crâne chauve luisait, et son cou de taureau semblait pris dans le carcan du col empesé de sa chemise. Il finit d’écrire, posa son porte-plume, sécha l’encre avec un buvard, puis leva la tête. Il avait des yeux en boutons de bottine et un nez aquilin tout à fait incongru au milieu d’un visage rond au teint rubicond. Il évoquait à Charging Elk un étrange oiseau qu’il avait vu un jour dans un journal, un oiseau incapable de voler.
« Ah, Charging Elk, tout va bien ?
— Oui, monsieur, je vous remercie.
— Parfait. » Le directeur s’épongea le front à l’aide d’un mouchoir tout chiffonné. « On me dit que vous êtes un détenu modèle, que vous ne causez d’ennuis à personne. Est-ce bien exact ?
— Oui, monsieur.
— Nous apprécions cela grandement, et nous nous proposons de vous récompenser en vous accordant un peu plus de liberté. Vous n’avez rien contre, je présume ?
— Non, monsieur.
— Nous allons donc vous transférer dans une autre section. Nous pensons que vous vous y plairez davantage. Vous bénéficierez de quelques privilèges qui vous sont actuellement refusés : un peu plus de temps hors de votre cellule, pour des motifs légitimes, cela va sans dire, l’accès à notre bibliothèque et surtout, un travail. Je suppose que vous ne vous en plaindrez pas ?
— Non, monsieur.
— Très bien. Voilà, c’est tout. Ah, une dernière chose cependant : vous aurez le droit d’envoyer et de recevoir une lettre par mois, mais attention, pas de mauvais tours, n’oubliez pas que nous lisons tout le courrier. Et vous aurez également droit à deux visiteurs tous les trois mois. » Le directeur saisit son porte-plume et le trempa dans l’encrier, semblant ainsi mettre fin à l’entretien.
Le gardien prit Charging Elk par le coude pour le faire sortir, mais le directeur releva la tête et un sourire retors étira ses lèvres. L’Indien s’efforça de retrouver le nom de l’oiseau auquel l’homme lui faisait penser. Quelqu’un, Mathias peut-être, le lui avait dit.
« Il faudra que vous reveniez me parler de votre Ouest sauvage. J’espère aller un jour en Amérique et j’aimerais voir cette région, les cow-boys, les Indiens, Buffalo Bill. Vous me raconterez tout pour que je puisse préparer mon voyage, d’accord ? »
Le lendemain matin, un gardien entra dans la nouvelle cellule de Charging Elk située dans un autre bâtiment, une cellule en tous points identique à celle qu’il venait de quitter. Il était cinq heures et demie, peu avant le petit déjeuner. L’homme attendit que le prisonnier eût fini de s’habiller, puis il le conduisit au réfectoire.
Une trentaine d’hommes étaient assis autour de l’une des longues tables. Le gardien lui fit signe de s’installer au bout, puis il sortit.
Charging Elk examina les visages autour de lui, mais il n’en reconnut aucun. La diversité des physionomies qu’on rencontrait ici l’avait étonné au début. En dehors des immigrés, les Marseillais possédaient un certain type. Il y avait certes des différences, mais la plupart étaient plus petits, plus bruns et plus enrobés que la majorité des prisonniers. Causeret lui avait expliqué qu’en fait, ceux-ci venaient de tous les coins de France, et que l’on comptait même des étrangers parmi eux. En effet, Charging Elk avait eu l’occasion de rencontrer deux amis du jongleur, un Anglais et un
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