À La Grâce De Marseille
Hollandais qui se trouvaient depuis déjà assez longtemps à la Tombe pour avoir appris à parler un français passable.
Quelques hommes en tabliers blancs disposèrent sur la table des bols de bouillie, des corbeilles de pain et des pichets d’eau. Des détenus protestèrent, mais ils n’y prêtèrent pas attention, et les mécontents ne tardèrent pas à se jeter comme les autres sur la nourriture. Ensuite, les serveurs débarrassèrent et placèrent un gobelet devant chaque prisonnier. On fit circuler les pots de café et de lait chauds, tandis que les rouspéteurs réclamaient cette fois du sucre et se plaignaient que le café avait un goût de lavasse.
Charging Elk venait de remplir son gobelet quand l’un des gardiens tapa sur une gamelle avec sa matraque. Aussitôt, les hommes se levèrent. L’Indien s’empressa d’avaler le reste de son café au lait tiède, et il les imita.
Alors qu’ils s’apprêtaient tous à sortir, un homme de carrure imposante à la peau brune s’avança vers Charging Elk. C’était un wasichu, mais il donnait l’impression d’avoir passé sa vie entière au soleil.
« C’est toi, ce Charging Elk ? » Il était aussi grand que l’Indien et devait peser dans les dix kilos de plus. Sa barbe épaisse était noire comme du charbon, sauf au menton où s’y mêlait un peu de gris. « Une dure journée de travail ne te fait pas peur ?
— Je ferai de mon mieux, monsieur.
— Dans ce cas, viens avec moi. »
Charging Elk et quatre autres détenus suivirent le colosse hors du réfectoire. Ils traversèrent la cour de terre battue en direction du bâtiment administratif, mais au lieu d’y entrer, ils s’arrêtèrent devant le portail. Un gardien ouvrit la petite porte sur le côté. L’homme franchit le seuil et les prisonniers lui emboîtèrent le pas. Charging Elk fermait la marche et il dut se baisser pour ne pas se cogner. Quand il releva la tête, il demeura muet de saisissement devant la vue qui s’offrait à ses yeux.
Son regard s’arrêta d’abord sur les arbres verts qui tapissaient le pied de la colline. Dans la brume matinale, ils paraissaient flotter au fond de la vallée, pareils à une multitude de ballons verts. Il aperçut ensuite le village de Saint-Paul-de-Fenouillet. Les maisons se ressemblaient toutes avec leurs murs blanchis à la chaux et leurs toits ocre, mais pour Charging Elk qui, trois années durant, n’avait contemplé que la pierre jaunâtre de la prison, elles avaient l’air aussi exotique que des chapiteaux de cirque. Au-delà de la vallée, les collines ondulaient, couvertes de forêts de pins, de rochers et de prés dans lesquels paissaient des troupeaux de moutons.
Charging Elk n’avait jamais admiré spectacle plus magnifique. Même les Paha Sapa couleur noir de fumée ne pouvaient rivaliser face à ces teintes éclatantes et cette végétation luxuriante. Englobant d’un seul regard le panorama, il se rendit soudain compte qu’il n’avait jamais vu de vrais paysages depuis qu’il se trouvait en France. Il s’était produit dans des villes, et quand la troupe se déplaçait, c’était presque toujours de nuit, après la représentation du soir. Et pendant les quatre ans qu’il avait vécu à Marseille, il n’était jamais sorti de la ville.
L’un des gardiens qui avaient escorté la petite troupe lui donna un coup de coude dans le dos. « Par là, dit-il. La cabane à outils. »
Charging Elk suivit les hommes en direction d’une construction délabrée au toit de chaume. À l’intérieur, le colosse lui tendit un chapeau de paille informe. « Mets-le. Tu en auras besoin. » Après quoi, il décrocha d’un clou au mur une houe qu’il lui fourra entre les mains. « Viens avec moi », dit-il.
Le prisonnier, encore sous le coup de l’émerveillement, avait à peine remarqué les terrasses qui s’étageaient à flanc de colline.
« Tu as déjà fait du jardinage ?
— Non, monsieur. » Le chapeau était trop petit et le vent frais menaçait de l’emporter.
« Tu connais nos plantes ?
— Quelques-unes, répondit Charging Elk, pensant aux fleurs de René. Les géraniums, la lavande… et les coquelicots. »
L’homme eut une petite moue dégoûtée, puis il conduisit l’Indien le long d’un chemin qui descendait en serpentant au milieu des terrasses. Il s’arrêta d’abord devant des rangées de tiges toutes minces. « C’est de l’ail. Et là-bas, des oignons. » Ils passèrent à
Weitere Kostenlose Bücher