À La Grâce De Marseille
la terrasse du dessous. « Là, tu as des poireaux. Et ces petites plantes un peu plus loin, ce sont des tomates. Allez, viens. »
Charging Elk l’accompagna le long des rangs de plants de tomates. Il nota qu’il y avait encore cinq ou six terrasses en contrebas. Deux des prisonniers travaillaient dans l’une d’elles à arracher des espèces de grosses racines qu’ils jetaient dans une brouette.
« Des pommes de terre nouvelles », expliqua le colosse, s’étant aperçu que l’Indien observait ses codétenus d’un air perplexe. « Voilà, on est arrivés, continua-t-il en prenant la houe des mains de Charging Elk. Comme tu peux le constater, je plante mes tomates en rangs bien alignés, et tout ce que tu vois entre ces rangs, c’est des mauvaises herbes. Je hais les mauvaises herbes. Ce sont mes ennemies jurées. La nuit, je rêve de mauvaises herbes, elles sont toujours énormes, agressives, et elles menacent d’étouffer mes légumes. Regarde. » Il fit quelques pas, puis, à l’aide de la houe, arracha une motte de terre qu’il ramassa. « Tu vois ? Des liserons. Les pires. Un seul liseron est capable d’étouffer trois de mes plants de tomates. Celui-là, il est encore tout petit, mais d’ici une semaine, il aurait entamé son œuvre de mort. » Il rendit l’outil à Charging Elk. « Maintenant, je compte sur toi pour sauver mes belles tomates. Tu parcours les rangs, et chaque fois que tu repères quelque chose de vert qui ne devrait pas être là, tu l’arraches. Et veille à ne pas laisser les racines. Tu as bien compris ? »
Ainsi se déroula sa première journée de travail, un travail qui devait l’occuper durant le reste de son séjour à la Tombe. Huit mois par an, de début mars à fin octobre, il passait son temps dans les jardins en terrasses ou dans les vergers au pied de la colline, plantés de pommiers et d’amandiers. Au printemps, il labourait la terre à l’aide d’une petite charrue, épandait du fumier, le mélangeait, puis ratissait. Il plantait des radis et des oignons, des poireaux, des tomates et des petits pois. Ensuite, pendant la pousse, il arrosait, désherbait et luttait contre les nuisibles. De la fin du printemps à la fin de l’été, il cueillait les légumes, les pommes, les olives et les amandes. L’automne venu, après les premières gelées, il arrachait les racines, taillait les arbres et nettoyait les jardins. Il réparait les outils, aiguisait les houes, rangeait l’atelier et la serre. Et quand l’hiver s’annonçait, épuisé et gelé, il franchissait les portes de la prison pour la dernière fois avant de longues semaines, éprouvant un curieux mélange de satisfaction et de tristesse.
Et à l’arrivée du froid, il demeurait dans sa cellule, enveloppé d’une couverture pour se protéger des courants d’air glacials, s’efforçant de ne pas penser qu’il était condamné à vivre ainsi jusqu’à la fin de ses jours. Dehors, il lui était facile d’oublier. Le travail pénible sous un soleil brûlant ou une pluie glacée l’empêchait de se livrer au désespoir à l’idée qu’il ne quitterait la Tombe que pour être enterré dans le carré non loin des jardins. Et lorsqu’il s’interrompait quelques instants pour admirer la vallée ou les toits ocre du village, il comprenait à quel point le travail était nécessaire à sa survie. Il avait trop souvent entendu parler de prisonniers qui, au milieu de la nuit quand tout le monde dormait, ou bien quand ils se retrouvaient seuls dans la blanchisserie ou dans les latrines, en profitaient pour se pendre. Il avait également entendu parler, et en avait même été témoin à deux reprises, de détenus en ayant poignardé d’autres à l’aide d’un morceau de métal récupéré dans l’atelier du forgeron ou d’un couteau volé dans les cuisines. Il avait vu des gardiens emmener, couverts de chaînes, des fauteurs de troubles – qu’on n’avait jamais revus par la suite. Dans les champs ou dans les vergers, en revanche, il parvenait à oublier tout ce qui se passait derrière les murs de la Tombe.
Ils ne devinrent jamais véritablement amis, mais Gustave Boucq, le colosse responsable des jardins, appréciait l’Indien à la fois pour son travail et son sérieux. Les autres ne venaient pas toujours, mais Charging Elk, lui, ne manquait jamais une journée. Boucq le regardait désherber ou cueillir des fruits, attendait qu’il s’éponge le front ou remonte son
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