À La Grâce De Marseille
assez calmes. « Rien d’autre, sergent ? Absolument rien ? S’il vous plaît ? »
Du haut de son perchoir, Borely examina un instant le jeune échotier. Il y avait chez lui quelque chose qui lui déplaisait. Saint-Cyr occupait ses fonctions depuis près de deux ans, et il n’avait jamais rien dit ni fait qui pût offenser le policier. Il se montrait toujours poli, affichait en permanence sa joie de vivre, semblait assez intelligent, et il ne déformait jamais les faits – ce qu’on ne pouvait pas dire de son prédécesseur. Pourtant, son côté fils de famille agaçait Borely – jusqu’à sa façon de s’habiller. Là, en plein hiver, il portait sous son costume un gilet écossais jaune, une lavallière écarlate et un ridicule chapeau à large bord avec lequel même un Italien aurait eu honte de sortir. Certes, c’était un joli garçon avec son bouc clairsemé mais soigneusement taillé, ses petites dents bien blanches, sa taille élancée et son allure de dandy. De fait, il irritait surtout Borely par ses manières et son indéfectible politesse qui trahissaient une bonne éducation et une existence de privilégié, ce qui se manifestait par une légère nuance de mépris à l’égard de tout ce qui représentait l’autorité.
Borely, pour sa part, avait rarement deux sous en poche, alors qu’il vivait avec sa femme et leurs six enfants ainsi que sa mère atteinte de phtisie dans un minuscule appartement derrière le cours Saint-Louis. La plomberie ne marchait jamais et la rue étroite était tout le temps jonchée d’ordures en provenance du marché de plein air. De plus, leur voisine menaçait d’appeler la police parce que son chat avait disparu et qu’elle était persuadée que le fils aîné de Borely l’avait jeté par la fenêtre. Vous vous rendez compte ! faire venir les gardiens de la paix pour interroger leur propre sergent ! À cette pensée, Borely secoua la tête.
« Eh bien, merci pour ces informations, sergent. » Saint-Cyr parut interpréter le geste de Borely comme une réponse négative. Il glissa son carnet dans sa poche et revissa le capuchon de son stylo à encre.
Borely le regarda faire, poussant un petit soupir presque affectueux. Finalement, il l’aimait bien ce jeune homme, en dépit ou peut-être à cause de ce qui l’énervait chez lui. Et en tant que petit reporter, il gagnait encore moins que lui. Mais peut-être avait-il besoin d’autre chose que d’argent. Aussi, il lui lança : « Il y a encore le Peau-Rouge. »
Saint-Cyr, qui se dirigeait déjà vers la porte, s’arrêta et se retourna, déconcerté.
« Le Peau-Rouge, poursuivit Borely avec un sourire. Nous l’avons interpellé la veille de Noël, ou plus exactement de bonne heure le matin de Noël. Ah oui, j’oubliais, vous aviez pris quelques jours de congé, si je ne m’abuse ? » Pendant que je travaillais jour et nuit en cette période de fête de la Nativité, ajouta-t-il intérieurement.
« En effet. J’ai été passer Noël dans ma famille à Lyon. » Les mots semblaient presque abstraits, prononcés sans inflexion, tandis que Saint-Cyr reprenait son stylo. « Alors, ce Peau-Rouge ? Qu’est-ce qu’il a fait ?
— Ne vous bercez pas d’illusions, Saint-Cyr. Il est simplement détenu pour vagabondage. Et pour avoir quitté l’hôpital sans autorisation. »
Saint-Cyr se sentait à présent complètement dérouté. « Mais comment un Peau-Rouge… « Il s’interrompit. Le Wild West Show, bien sûr. Pourtant…
« Il faisait partie de la troupe de Buffalo Bill. D’après le vice-consul américain et les autorités de l’ Hôpital de La Conception, il avait attrapé la grippe – et il souffrait de deux côtes cassées à la suite d’une chute de cheval. C’est pour ces deux raisons qu’il avait été hospitalisé. » Borely se tut afin de regarder une jeune secrétaire traverser la salle pour se rendre dans le bureau du capitaine. Elle portait un corsage blanc à manches longues avec des ruches aux épaules et une longue robe noire qui effleurait le bout de ses chaussures pointues. Ses cheveux noirs ramenés en chignon étaient maintenus par des épingles à la chinoise. Mais c’était le devant du corsage qui avait attiré l’œil du sergent.
« Le Peau-Rouge, il est là ? en prison ?
— Il doit comparaître devant le tribunal la semaine prochaine, ou peut-être dans une quinzaine. Avec tous les délits commis par les fêtards, les tribunaux sont
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