À La Grâce De Marseille
proposition devait régler le problème sur-le-champ afin qu’ils puissent tous rentrer chez eux satisfaits d’avoir trouvé une solution équitable à cette épineuse affaire.
Mais Vaugirard ne s’y laissa pas prendre. « Non, non, c’est impossible, monsieur le Vice-Consul. Il a déjà quitté une fois l’hôpital. Je pense qu’il serait préférable que monsieur Charging Elk restât avec nous.
— Mais c’est Noël et…
— J’en suis parfaitement conscient, monsieur », répliqua Vaugirard d’un ton plus sec qu’il n’en avait eu l’intention. Il tira sa montre de son gousset. Trois heures et demie du matin. Ses petits-enfants allaient se lever dans quelques heures pour déballer les cadeaux qui les attendaient au pied de la cheminée. Son fils unique, un chirurgien sans le sou établi à Orléans, avait rarement le temps et l’argent nécessaires pour venir le voir à Marseille. Bon, se dit-il, pas question de perdre une minute de plus avec l’histoire de ces Américains. « Le sergent Borely veillera à ce que votre compatriote ne manque de rien. Je suis sûr que le tribunal examinera son cas au plus tard la semaine prochaine et qu’il s’en tirera avec une simple réprimande. Bonne nuit, monsieur le Vice-Consul.
— Merci pour votre coopération, monsieur Vaugirard. Je suis persuadé que monsieur Charging Elk vous remercierait également s’il parlait votre langue. Joyeux Noël, monsieur Vaugirard. » Bell s’était voulu sarcastique, mais il ne maîtrisait pas assez bien les nuances du français.
Borely s’apprêta à sortir derrière son chef. Arrivé sur le seuil, il pivota et déclara : « Je m’occupe de la nourriture, monsieur.
— Je vous remercie, sergent. »
Bell se tourna vers Charging Elk. L’Indien, les yeux fermés, se balançait presque imperceptiblement sur sa chaise en bois. Le vice-consul était incapable de dire s’il dormait ou s’il essayait simplement de se couper du monde.
Le consulat américain se trouvait boulevard Peytral dans le 6 e arrondissement, non loin de la préfecture. Il était quatre heures et demie du matin et Bell rentrait chez lui. Il habitait un vaste appartement au premier étage d’une luxueuse résidence située à côté de son lieu de travail. Tout le mobilier était d’époque Empire. Bell ignorait comment le consulat avait pu acquérir ces antiquités, mais comme, en poste à Panama avant d’être nommé à Marseille, il avait vécu dans un immeuble pouilleux, il n’allait pas critiquer le cadeau qu’on lui faisait. Plus tôt dans la soirée, le dîner s’était déroulé fort agréablement – il avait même porté un toast à Napoléon pour avoir formé de si merveilleux artisans capables de fabriquer de si merveilleux meubles : « À l’empereur du bon goût et du mauvais jugement. » Ce qui, à son grand plaisir, avait fait rire Margaret Whiston. C’était l’attachée culturelle, et un beau brin de fille. L’une des rares célibataires de la ville, tout comme lui. Elle avait bien un fiancé en poste à l’ambassade de Constantinople, mais l’éloignement, de même que la réticence qu’ils manifestaient l’un comme l’autre à abandonner leurs fonctions respectives, avait provoqué dans leurs relations une crise que Bell n’était que trop heureux d’exploiter. Jusqu’à présent, ils n’avaient flirté qu’en paroles, mais elle n’avait pas encore refusé sa proposition d’aller passer le prochain week-end avec lui à Avignon. Elle faisait figure de jeune femme très hardie.
En dépit de l’heure tardive, Franklin Bell était plutôt de bonne humeur. Il avait promis à Charging Elk de revenir le lendemain et de lui apporter de quoi fumer et manger. Il lui semblait que l’Indien avait compris ce qu’il disait, mais il n’en était pas sûr. Le jeune homme s’était contenté de hocher la tête sans vraiment le regarder. De fait, l’Indien ne l’avait jamais regardé. C’était décidément un peuple étrange, se dit-il, qui essayait encore de vivre dans le passé avec ses plumes et ses perles. Peut-être pouvait-on comprendre cela dans la mesure où il ne possédait pas véritablement d’avenir. L’autre jour, il avait lu un article dans La Gazette du Midi à propos « des sauvages en voie de disparition », ce qui résumait parfaitement la situation. Dans l’état actuel des choses, ce n’était plus qu’un peuple pitoyable, et plus vite il disparaîtrait ou se fondrait
Weitere Kostenlose Bücher