À La Grâce De Marseille
promenait sur le boulevard. Elle savait néanmoins qu’en arrivant dans son quartier on ne manquerait pas de les remarquer, ce qui provoquerait aussitôt des commérages. D’un autre côté, elle appréciait le confort du siège de cuir noir, et le beau cheval blanc avec son harnachement noir qui cliquetait, et son pompon rouge sur la tête avait fière allure. Ses sabots résonnaient sur les pavés, et son trot élégant contrastait avec le lourd martèlement des chevaux de trait qui tiraient les fardiers et les omnibus.
Franklin Bell était assis en face de René et elle, dans le sens contraire de la marche, et à ses côtés se tenait le sauvage qui semblait ne rien regarder et ne rien voir. Au début, madame Soulas n’avait pu se résoudre à l’étudier franchement. Quand il était entré dans le bureau, elle lui avait jeté un coup d’œil à la dérobée, le temps de noter qu’il portait des chaussures de cuir noir brillantes, un costume gris avec un gilet assorti, une chemise blanche à col dur et une cravate noire. Les vêtements tombaient bien sur lui, encore que ses mains larges avaient l’air de pendre maladroitement, dépassant trop des poignets.
Lorsque, un instant plus tard, elle s’était risquée à examiner subrepticement son visage, madame Soulas avait été surprise de constater combien il paraissait calme et inoffensif. Ses cheveux, qu’on lui avait coupés, étaient séparés par une raie au milieu, son regard avait l’air plus impassible que menaçant, et ses lèvres minces demeuraient toujours serrées, formant une ligne indéchiffrable. Il donnait l’impression de ne réagir à rien de ce qui se passait autour de lui, si bien que madame Soulas s’était demandé s’il ne serait pas un peu attardé. Elle n’en aurait guère été étonnée à en juger par la manière dont ces sauvages se comportaient sur la piste, à pousser tous ces cris et ces hurlements, et à galoper sur leurs chevaux comme des damnés. Ils évoquaient davantage des bêtes que des humains.
La figure de René, en revanche, s’était éclairée à la vue du Peau-Rouge. Peut-être parce qu’il était habillé comme un homme normal, et même un peu mieux qu’un homme normal, pratiquement à l’image d’un important négociant ou de quelque personnage officiel. C’est seulement en regardant son visage brun, presque noir, avec ses pommettes hautes et ses yeux plissés qui semblaient absents, qu’on se rendait compte qu’il était loin d’être un homme ordinaire.
Et voilà que, maintenant, il se baladait en calèche, en beaux habits, le regard fixé au-dessus de la tête de madame Soulas en direction du Vieux-Port. Qu’est-ce qu’il pouvait bien penser ?
Madeleine Soulas devenait de plus en plus nerveuse à mesure qu’on approchait de son quartier, et quand la voiture quitta la Canebière pour s’engager dans l’étroite rue d’Aubagne, elle se mit à lancer des regards inquiets sur les passants, craignant de rencontrer quelqu’un de connaissance – et, comme de bien entendu, elle tomba sur mademoiselle Laboussier, le professeur de piano de Chloé. C’était une jeune femme d’un certain embonpoint qui se maquillait trop, portait des vêtements criards et parlait avec un débit rapide sur un ton sec comme un coup de trique. Chaque fois que s’élevait la voix staccato de mademoiselle Laboussier – « Non, non, non, ma chère » –, Madeleine était tentée de mettre fin aux leçons de sa fille, mais tant René qu’elle désiraient faire de Chloé une jeune fille assez accomplie pour, le moment venu, attirer un bon parti – un avocat, peut-être, ou un négociant –, un fils de la bourgeoisie. Certes, ils se satisfaisaient de leur condition de marchands de poisson, mais pour leur fils et leur fille, ils désiraient mieux.
Mademoiselle Laboussier, affichant une stupéfaction exagérée, contemplait les occupants de la voiture. Chose curieuse, son expression, bien sûr, déconcerta Madeleine, mais surtout, elle l’amusa au point qu’elle faillit éclater de rire devant le spectacle de la bouche en « O » tartinée de rouge, des yeux soulignés de bleu largement écarquillés et des joues trop fardées. Dans la rue inondée de soleil, la jeune femme ressemblait à une attraction échappée d’un cirque – la plus grosse femme du monde, peut-être.
Madeleine Soulas éprouva une fraction de seconde l’envie de la saluer de la main, et peut-être même de la héler, mais elle
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