A l'écoute du temps
petite enveloppe
beige contenant son salaire hebdomadaire, soit trente-cinq dollars. Il la jeta
sur le comptoir avant de prendre place à table. L'homme avait dû connaître une
journée exténuante pour s'être laissé aller à élever la voix. Habituellement,
son calme parvenait à désamorcer les brusques accès d'agressivité de son
épouse.
— Bon. À cette
heure que t'as fini ton enquête, est-ce qu'on peut souper en paix? demanda-t-il
d'une voix plus posée.
Laurette s'était
emparée de l'enveloppe et en avait extrait trois billets de dix dollars et un
de cinq. Rassurée d'avoir constaté qu'il ne manquait rien, elle se dirigea vers
le réfrigérateur.
3° LA FAMILLE
MORIN
— Qu'est-ce qu'on
mange? demanda Gérard.
— Des sandwichs
aux tomates.
— Rien que ça?
— Aie! Avec cette
chaleur-là, tu t'imaginais tout de même pas que j'étais pour faire chauffer le
poêle pour le souper?
— Simonac î
T'aurais pu au moins faire une soupe. Des sandwichs, c'est ce que je mange cinq
jours par semaine, tous les midis, protesta son mari avec humeur.
Elle déposa des
tomates et de la laitue au centre de la table.
— Je peux te les
faire si tu veux? proposa-t-elle, se sentant soudain vaguement coupable de
n'avoir pas préparé un repas plus consistant.
— Laisse faire.
Je vais m'organiser, dit-il sur un ton sec en s'emparant d'un couteau.
Laurette s'assit
à l'autre extrémité de la table en entreprenant de se confectionner un
sandwich.
— Les enfants
soupent pas?
— Ils ont mangé
depuis un bon bout de temps, répondit-elle en étalant une épaisse couche de mayonnaise
sur l'une des tranches de pain déposées sur son assiette.
Jean-Louis a
mangé à l'ouvrage. Denise est venue souper au lieu de manger à la salle de
pool. Gilles est parti porter des commandes. Richard et Carole sont en arrière.
veux-tu quelque chose à boire?
— Tout à l'heure,
se contenta de répondre Gérard s'apprêtant à mordre dans son sandwich.
Il y eut un long
silence dans la cuisine avant que le maître de la maison reprenne la parole.
— Madame Paquin
m'a arrêté en passant pour la même raison que d'habitude, laissa-t-il tomber.
— Pas encore pour
son garçon? demanda Laurette, rassurée de connaître le sujet de la conversation
que son mari avait eue avec la voisine.
31
— Oui. Elle a pas
l'air de comprendre que je peux rien faire pour son Léo. Il y a pas d'ouvrage
pour lui. Même s'il y en avait, je suis pas sûr que je pourrais le faire
engager. Je pense qu'elle me prend pour un foreman.
— Elle est ben
niaiseuse, elle! Il me semble qu'elle pourrait comprendre toute seule que si tu
pouvais faire engager quelqu'un, tu ferais engager un de tes gars, pas le sien,
protesta Laurette, la bouche pleine.
— Pour moi, son
garçon cherche pas trop fort pour se trouver de l'ouvrage, reprit Gérard. S'il
voulait vraiment travailler, il aurait juste à aller se présenter à la Dominion
Textile. J'ai entendu dire qu'ils engagent depuis une semaine.
— Est-ce que tu
lui as dit ça?
— Oui.
— Pour moi, la
veuve tire le diable par la queue, dit Laurette en cachant mal sa satisfaction.
Si elle veut manger tous les jours, il va falloir qu'elle se grouille. Ça a
tout l'air qu'elle pourra pas compter sur son Léo pour la faire vivre.
— C'est possible,
reconnut son mari, non sans remarquer sa joie mauvaise. Bien mal prise, elle
pourra toujours se débrouiller. C'est encore une maudite belle femme.
Quand elle va
vouloir, elle devrait pas avoir trop de misère à se caser, ajouta-t-il pour
faire rager Laurette.
Cette dernière
mordit immédiatement à l'hameçon et fut incapable de dissimuler sa jalousie.
— C'est facile
d'être une belle femme quand t'as pas mis au monde cinq enfants et eu deux
fausses couches, répliqua-t-elle sur un ton cinglant. Quand t'as pas autre
chose à faire de tes journées que d'essayer d'attirer les hommes en faisant la
poupée, c'est pas fatigant pantoute.
On sait ben! les
maudits hommes aiment juste ça, les guidounes.
32 LA FAMILLE
MORIN
— Fais attention
à ce que tu dis, la réprimanda son mari, sarcastique. Si tu continues de même,
tu vas être obligée d'aller te confesser au curé Perreault.
— Achale-moi pas
avec ça, répliqua sèchement Laurette en se levant pour commencer à desservir la
table.
Son mari se leva
à
Weitere Kostenlose Bücher