À l'ombre des conspirateurs
entre le moment où j’eus vaguement conscience d’être éveillé, et celui où je parvins effectivement à ouvrir les yeux, je réussis à mettre au point un plan pour retrouver la trace de Pertinax. J’attrapai une tunique d’un gris peu seyant. Je l’aimais beaucoup, dans le temps… à l’époque où elle était mauve. Après être passé chez un barbier qui m’en donna pour mon argent, je me mis en route.
À l’heure magique, juste avant le dîner, je traversai le Tibre sur le pont Aurélien. Aucune des personnes qui s’intéressaient naguère à moi ne s’inquiéterait si je ne rentrais pas. Jusque-là, me débarrasser d’un mal de tête avait constitué l’aspect le plus positif de la journée.
La fumée produite par les conduites d’un millier de thermes se dispersait au-dessus de la cité. Ma gorge avait déjà tendance à me piquer. Helena Justina avait forcément appris que j’étais de retour à Rome – et au courant de son état. Son père lui avait probablement dit combien je me sentais blessé. Comme je m’y attendais, elle n’avait pas cherché à me contacter. Pourtant, je lui avais facilité les choses en restant couché chez moi la plus grande partie de la journée.
En traversant le fleuve, je perçus des applaudissements en provenance du théâtre de Pompée. Ils n’avaient pas la jovialité de ceux qu’on entend au cours des représentations de pièces satyriques, et rien à voir avec les acclamations prodiguées aux singes arthritiques se baladant sur des fils. Non, il devait s’agir de quelque chose d’ancien. Probablement grec, et tragique. Tant mieux. Ça me plaisait de savoir que d’autres que moi étaient en train de souffrir. Trois heures d’une sombre histoire racontée par le chœur ; des tirades débitées par un acteur principal récemment sorti d’un cours d’élocution ; et juste au moment où vous arrivez au truc intéressant, avec le sang qui dégouline de partout, vos dattes au miel roulent jusqu’à la rangée de devant et vous devez partir les ramasser à quatre pattes…
Mieux vaut encore rester chez soi et se distraire en tuant les puces du chat.
Le pont Aurélien ne constituait pas le chemin le plus court, mais j’étais d’humeur à faire de grands détours et à me perdre. En maudissant les mendiants aveugles. En bousculant de vieilles grands-mères qui manquaient tomber dans le caniveau. En marchant sur les damiers dessinés sur le sol à la craie, alors que les joueurs n’avaient pas terminé leur partie de dames. Je perdais la face, je perdais mon charme. Je faillis même me casser les orteils en donnant un malencontreux coup de pied dans le parapet de ce très ancien pont de pierre.
Le quartier de Transtiberina se remplit le soir. Le jour, il dégorge sa populace de l’autre côté du fleuve pour vendre des pâtés pourris, des allumettes humides, de sinistres colliers verts, des amulettes pour porter chance ou la poisse, l’utilisation de la sœur du vendeur pendant quelques instants dans la crypte du temple d’Isis (maladie incurable en prime). Même les enfants aux grands yeux sombres abandonnent leur secteur pour aller pratiquer ailleurs leur activité : soutirer discrètement les bourses, autour du marché aux bestiaux et le long de la voie Sacrée – rien n’étant plus sacré, de nos jours, si tant est que cela le fût jadis.
Le soir, tout le monde regagne le bercail. Ils se glissent tous silencieusement dans leurs terriers de la quatorzième Région. Des hommes minces, les bras pleins de ceintures et de tapis, vous les balancent sous le nez. Des femmes aux yeux durs vous proposent le prix fort pour leurs méchants bouquets de violettes. Les enfants aussi sont de retour, avec leurs beaux visages tristes – et ils laissent échapper des obscénités qui feraient rougir un corps de garde. Plus l’heure avance, et plus l’exotisme s’empare du quartier. On entend de la musique rythmant des distractions derrière des portes soigneusement closes. On y pratique les jeux d’argent. Pour un promeneur, un volet qui claque brusquement au-dessus de sa tête peut s’avérer aussi dangereux qu’une porte s’ouvrant devant lui pour livrer passage à un maniaque du couteau. Seul un détective privé atteint d’un désordre cérébral peut se risquer dans ce quartier la nuit sans se faire accompagner…
Quand on retourne quelque part pour la deuxième fois, ce n’est jamais comme dans son souvenir. Je finis par trouver la
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