À l'ombre des conspirateurs
Noricum.
Noricum ! L’ancienne province de Crispus. Un endroit où il ne se passe jamais rien.
— Crispus lui-même approuverait ce choix !
— En tout cas, je l’espère, affirma Vespasien avec une gentillesse trompeuse.
Notre nouvel empereur n’était pas vindicatif, mais il avait un sens de l’humour particulier.
— C’est tout, Falco ?
— Tout ce que je peux espérer, répondis-je d’une voix râpeuse tellement j’étais épuisé. Je n’ose te harceler pour la prime concernant Gordianus, nous avons déjà abordé le sujet.
— Mais non, mais non. C’est déjà prévu. Tu seras content avec mille ?
— Mille ? Mille serait une bonne récompense pour un poète d’après-dîner qui pond une ode de dix vers ! Ou pour un joueur de lyre qui…
— Tu n’es plus au courant des prix, Falco ! Un joueur de lyre exige au moins deux mille, de nos jours. Mais dis-moi, un homme comme toi, ça a besoin d’argent pour quoi ?
— Du pain et du vin. Ensuite mon propriétaire. Surtout que parfois, je rêve d’en changer. Un homme comme moi, Cæsar, aimerait posséder un appartement avec assez de place pour se gratter sans s’arracher la peau du coude contre le mur. La vie que je mène en ce moment manque singulièrement d’agréments.
— Les femmes ?
— C’est la question que tout le monde me pose.
— Je me demande pourquoi. Mes espions m’ont dit, menaça Vespasien d’un ton joyeux, que tu étais parti plus riche de Campanie qu’en y arrivant.
— Une haridelle et une chèvre sacrée ! Et la chèvre a pris sa retraite. Rome, lui rappelai-je, est plus riche aussi d’au moins quinze milliards de boisseaux qui auraient très bien pu s’égarer…
Il fit mine de ne pas avoir entendu.
— Titus veut savoir le nom de ton cheval.
J’étais de retour à Rome depuis quelques heures, et le fils aîné de l’empereur était au courant pour mon cheval !
— Petit Chéri. Conseille à Titus d’éviter de parier sur lui ! Je l’ai seulement inscrit pour faire rire les parieurs.
— Tu es honnête, pour un propriétaire de cheval !
— Oh ! Cæsar ! J’aimerais bien avoir le courage de voler et de mentir, mais j’ai entendu parler des conditions qui règnent en prison, et j’ai peur des rats. Pour rire, je me raconte que mes enfants seront fiers de moi.
— Quels enfants ? me renvoya l’empereur d’un ton sec.
— Une dizaine de petits orphelins de l’Aventin que je n’ai pas les moyens de reconnaître !
Vespasien changea sa grande carcasse de position et adopta son expression la plus connue : lèvres pincées, front plissé. Nous avions atteint le moment le plus important de notre entretien. Le souverain du monde s’adressa à moi comme un gros oncle affectueux qui s’efforce d’oublier ma conduite.
— Ce que tu as accompli pour le grain était excellent. J’ai demandé au préfet des vivres de réfléchir au montant de la récompense qu’il faudrait t’accorder. (Je savais ce que ça voulait dire : je n’en entendrais jamais plus parler.) Je te donnerai mille pour Gordianus, et dix mille si tu arrives à régler le cas de Pertinax sans l’ébruiter.
Une misère ! Mais follement généreux, selon les critères de Vespasien. J’acquiesçai d’un signe de tête.
— Officiellement, Pertinax est déjà mort. La deuxième fois, il ne sera pas nécessaire de faire passer une annonce dans la Gazette du Forum.
— Ce que j’aimerais, suggéra l’empereur, c’est des preuves de sa culpabilité.
— Tu veux dire qu’il pourrait y avoir un procès ?
— Non, mais si nous lui réglons son sort sans procès, commenta l’empereur, nous avons encore davantage besoin de preuves !
Pour un républicain convaincu, il était extrêmement troublant de se trouver en face d’un empereur possédant des valeurs morales. D’autant qu’après tout ce temps, amasser des preuves contre Pertinax relevait quasiment du domaine de l’impossible. La seule de ses victimes à avoir survécu était Petronius Longus, qui n’aurait rien à dire devant un tribunal. Nous n’avions que Milo, le majordome de Gordianus, à produire comme témoin. Mais Milo n’était qu’un esclave : nous ne pouvions l’accepter comme témoin que sous la torture.
Or Milo, aussi stupide que musclé, appartenait à la catégorie de ces crétins qui, livrés à un tortionnaire professionnel, serraient les dents, bandaient leurs muscles, et mouraient sans
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