À l'ombre des conspirateurs
même que couper la gorge de ceux qui le regardaient de trop près constituait pour lui une forme de détente.
— Encore un pas en avant, hurla-t-il à la foule, et cet individu est un homme mort ! (Il ajouta à mon adresse :) Si tu tiens à la vie, étranger, tire-toi d’ici !
14
Attrapant à pleines mains les pans de mon costume religieux, je filai comme un lièvre. Il ne me parut pas opportun de m’arrêter au tribunal pour demander à des magistrats s’ils auraient loisir de se pencher sur mon cas. Au moment d’enfiler ma troisième ruelle sombre, j’entendis derrière moi le bruit des pieds nus de mon sauveur sur la terre battue.
— Merci ! haletai-je quand il fut arrivé à ma hauteur. On peut dire que tu es tombé à pic !
— Pourquoi ils voulaient ta peau ?
— Pas la moindre idée !
D’un commun accord, nous empruntâmes la route qui quittait la ville. Pensant avoir suffisamment distancé nos poursuivants, nous décidâmes de reprendre notre souffle dans une taverne sur la côte, et d’y déjeuner. Une fois attablés, mon compagnon me recommanda la soupe de coquillages accompagnée d’une sauce au safran.
— Un mélange de coquillages ! répondis-je en pinçant le nez. Concocté dans une taverne sans nom, dans un port étranger… Exactement le genre de risque contre lequel ma mère n’a cessé de me mettre en garde ! Qu’ont-ils d’autre à offrir ?
— De la soupe de coquillages… sans la sauce au safran !
Il souriait de toutes ses dents. Il avait un nez parfait, formant malheureusement un angle de trente degrés avec son visage. Son sourcil gauche relevé lui donnait l’apparence d’un comique professionnel, tandis que les deux coins boudeurs du droit faisaient penser à un mime atrabilaire. Chacune des moitiés de son visage était présentable. Séparément. Ses deux profils présentaient une telle dissemblance que j’avais du mal à en détacher mon regard.
Nous commandâmes la soupe de coquillages avec la sauce au safran. La vie est courte : autant en profiter sans trop se poser de questions, avant de mourir avec panache.
J’offris un premier flacon de vin, tandis que mon nouvel ami s’occupait du reste : une corbeille de pain, une coupe d’olives, des œufs durs, une salade de laitue, une friture, des cornichons, des tranches de saucisse froide, et autres amuse-gueules. Nous grignotâmes deux ou trois choses avant de penser à nous présenter.
— Læsus.
— Falco.
— Capitaine du Scorpion des Mers, basé à Tarente. Dans le temps, je faisais régulièrement la navette entre Tarente et Alexandrie. Maintenant, je préfère les petits voyages, et les petites tempêtes. Je suis venu à Crotone pour y rencontrer quelqu’un.
— Moi, je viens tout juste d’arriver de Rome par la route. Un long voyage.
— Qu’est-ce qui t’amène dans le Bruttium ?
— Peu importe ! Ce qui est certain, c’est que j’ai fait une bourde en venant ici.
Après avoir levé nos gobelets, nous attaquâmes de bon cœur les hors-d’œuvre.
— Tu m’as pas encore dit quel boulot tu fais, Falco, insista Læsus au bout de quelques instants.
Je m’appliquai à arracher un morceau de pain à une miche ronde, puis passai beaucoup de temps à extraire un éclat de noyau d’olive coincé entre mes dents de devant.
— Tu as raison.
La taverne accueillait un grand nombre de clients, ce qui n’est pas commun à l’heure du déjeuner, sauf dans les cantines installées en bord de mer comme celle-ci. Quelques personnes étaient restées boire au bar, mais la plupart s’entassaient sur des bancs en plein air. Comme nous, ils attendaient patiemment qu’on veuille bien les servir.
Je racontai à Læsus que, question attente, cela me rappelait les tavernes sur les quais de Rome. On y poireaute pendant des heures, en imaginant qu’ils sont en train de ramener en bateau un rouget fraîchement péché. La réalité est tout autre. En général, le je-m’en-foutiste de cuisinier est parti faire une course pour son beau-frère. En revenant, il perd du temps à se disputer avec une fille à qui il doit de l’argent, et s’arrête pour voir un combat de chiens. Au milieu de l’après-midi, il finit par rentrer dans sa cuisine de fort méchante humeur. Il réchauffe alors des poissons nés de père inconnu dans un bouillon de rascasse datant de la veille, et y ajoute quelques moules sans les nettoyer. Un peu plus tard, on vomit son déjeuner dans le port
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