À l'ombre des conspirateurs
Apercevant du coin de l’œil deux hommes s’avancer délibérément vers moi, je m’empressai d’adopter l’attitude de celui qui préfère s’user les yeux sur ses lectures de vacances, plutôt que de faire ami-ami avec des inconnus. Ma méthode n’obtint aucun succès.
Le premier, véritable cauchemar ambulant, possédait des jambes semblables à deux troncs d’ormes, qui soutenaient une masse de muscles bien distribués. Pas de cou visible. Son copain n’était qu’un pauvre avorton, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir un air particulièrement teigneux. Tous les autres clients s’empressèrent de plonger le nez dans leur gobelet de vin, et moi le mien dans mon ouvrage, comme si j’étais myope au dernier degré – sans le moindre espoir de leur donner le change. Les nouveaux arrivants braquaient leurs regards sur moi. Je continuai de lire en les ignorant royalement.
Ils ne s’en assirent pas moins à ma table. Tous deux arboraient l’air fanfaron de ceux qui connaissent parfaitement le déroulement de la suite des événements. Bien sûr, un détective privé se doit d’avoir l’instinct grégaire, mais ce n’est pas une raison pour aborder sans réserve des autochtones paraissant si sûrs d’eux-mêmes. Les autres consommateurs continuaient d’étudier attentivement le fond de leur gobelet. Aucun ne fit mine de vouloir venir à ma rescousse.
Dans le Sud, il n’est pas rare de voir des resquilleurs s’introduire dans un mansio avec une assurance tranquille, le sourire aux lèvres. Ils s’intègrent à un petit groupe, et en persuadent les membres d’aller finir la soirée en ville. Avec succès, généralement. Les voyageurs peuvent ensuite s’estimer heureux s’ils s’en tirent avec un simple mal de tête. Le plus souvent, ils se font rosser et dévaliser, passent parfois une nuit en prison, ou attrapent une sale maladie qu’ils refilent à leurs tendres épouses. Un homme seul présente moins d’intérêt, mais ce n’est pas une certitude. La preuve ! J’avais pourtant soigné mon apparence d’intellectuel réservé. Détail important : la bourse accrochée à ma ceinture paraissait bien trop plate pour affronter une nuit à boire du rouge râpeux, tandis qu’une de leurs noiraudes ondulerait devant moi en agitant un tambourin.
Grâce au tireur de bourse du marché – qui avait fini par m’avoir –, la mienne était plate pour de bon. Une fois de plus, il s’agissait heureusement de la fausse. Je conservais mes fonds et mon laissez-passer sous ma tunique, dans une poche attachée autour du cou. De toute façon, la rétribution de Vespasien ne risquait pas de fasciner bien longtemps une ondulante joueuse de tambourin aux dents longues.
Je parvins à tenir mon rôle assez longtemps pour en retirer une faible satisfaction. Au bout d’un petit moment, persuadé que ma manœuvre dilatoire avait fait long feu, je marquai d’un brin d’herbe l’endroit où j’avais arrêté ma lecture, coinçai le bâton du manuscrit sous mon menton, et entrepris d’enrouler ce que j’avais déjà lu.
Mes deux nouveaux copains portaient des tuniques absolument identiques : blanches bordées de vert. À mon humble avis, il s’agissait d’une livrée. Vu la façon dont ils crânaient, probablement la livrée d’un petit édile local se prenant pour un grand personnage. Le colosse m’observait comme un fermier sa pelle plantée dans une limace qui gigote encore. En adoptant une expression conciliante, je tentai une première ouverture :
— Il vaut mieux que je vous prévienne franchement. Lorsqu’un inconnu arrive en ville, je sais qu’il doit se méfier des gens qui cherchent à l’entraîner dans des lieux de débauche. Des pécheresses s’en prendront à sa vertu, tandis qu’ils ne songeront qu’à lui soutirer les économies de toute une vie…
J’aurais eu plus de chance de voir se dessiner une ombre de compréhension sur la physionomie de deux statues antiques, dans un mausolée en ruine. Dès lors, je me contentai de siroter mon eau pensivement, laissant les événements suivre leur cours.
— On veut mettre la main sur un prêtre, bougonna le plus imposant.
— Pourtant, risquai-je, vous ne me paraissez pas particulièrement dévots.
Heureusement, j’avais suivi les conseils de Læsus en modifiant mon apparence. Après mon bain, je m’étais glissé dans une vieille tunique bleu foncé. Complété par de vieilles mules en feutre, ce désastre indigo
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