À l'ombre des conspirateurs
n’en constituait pas moins une tenue confortable pour une soirée de lecture. J’espérais passer à leurs yeux pour un étudiant en philosophie un peu négligé, qui prenait son pied avec une compilation de légendes savoureuses. En vérité, je m’étais plongé dans des écrits de Cæsar sur les Celtes, et toute interruption était la bienvenue. S’il fallait reconnaître à l’orgueilleux Jules un don certain pour la plume, son autosatisfaction commençait à m’énerver, et mon intestin déjà durement malmené en faisait les frais. Je comprenais maintenant pourquoi mes ancêtres avaient tant déploré son style de gouvernement.
— C’est qui, ce prêtre que vous cherchez ? demandai-je.
— Un étranger complètement débile, expliqua le costaud avec un haussement d’épaules.
— Ce matin, il a semé la panique sur le marché, ajouta le malingre.
— Mouais, j’en ai entendu parler, admis-je. Il a utilisé un gros mot pour réglisse, pas vrai ?
— Vraiment pas futé de sa part ! affirma le monstre d’un ton signifiant que ce crime méritait la crucifixion. (Je jugeai inutile d’ouvrir un débat sur le sujet avec lui.) Autre chose : t’as posé des questions sur quelqu’un que nous connaissons. Qu’est-ce que tu lui veux, à Gordianus ?
— En quoi ça vous intéresse ?
— Je suis Milo ! aboya-t-il fièrement. Son majordome.
Le majordome en question se dressa sur ses énormes poteaux. Il ressemblait au videur d’une salle de jeux des plus louches : Gordianus avait sûrement quelque chose à cacher.
Crotone est réputée pour la qualité de ses athlètes, et le plus célèbre d’entre eux s’appelait justement Milo. Le majordome de la maison Gordianus aurait pu servir de modèle aux statuettes à son effigie que j’avais renoncé à acheter sur le marché. Il y avait 600 ans, Crotone avait vaincu Sybaris, la cité pécheresse établie plus loin sur le golfe de Tarente. Le Milo en question avait célébré la victoire en courant autour du stade avec un bœuf en travers des épaules. Après l’avoir tué d’un seul coup de poing, il l’avait mangé tout cru pour son déjeuner…
— Rentrons ! ordonna ce Milo-ci, en me regardant comme si j’allais aussi bien faire l’affaire qu’un bœuf.
Je parvins à lui adresser le sourire d’un homme maître de la situation, et le suivis à l’intérieur.
16
Milo donna l’ordre au gringalet de monter la garde dehors. Le majordome et moi-même nous entassâmes dans ma chambre. Tout bien pesé, j’aurais préféré me trouver en ville, en compagnie d’une soi-disant danseuse, même affligée d’un soupçon de moustache. Aucun doute sur ce qui allait m’arriver, la seule question étant : « Quand ? »
La pièce contenait trois lits, mais rares étant les touristes en excursion à Crotone, je l’occupais seul. Je puisai un certain réconfort moral dans le fait que personne d’autre que moi ne risquait d’être blessé. Milo occupait pratiquement tout l’espace vital. Très franchement, cette espèce de brute épaisse commençait à m’agacer. Il était baraqué, et le savait. Sa façon de jouir consistait visiblement à terroriser ses concitoyens par sa seule présence. Ses muscles huilés luisaient à la faible lueur de ma chandelle.
Il lui suffit de ses deux pouces pour me forcer à m’asseoir sur un tabouret à trois pieds. Impatient de passer à des choses plus sérieuses, il se mit à farfouiller dans mes affaires.
— C’est à toi, ça ? aboya-t-il en désignant un manuscrit intitulé : La Guerre des Gaules.
— Oui, je sais lire.
— Tu l’as piqué où ?
— Un commissaire-priseur de ma famille m’avise des ouvrages intéressants chez les chineurs de Rome…
Le regarder tripoter cet ouvrage avec les battoirs lui servant de mains me mettait mal à l’aise. J’avais fait une très bonne affaire en achetant ce livre : du cédréléon 1 protégeait encore le papyrus, et les bordures, nettement coupées, étaient en parfait état. La seule pensée qui m’attristait, c’est que je devrais le revendre pour acheter la suite.
— Cæsar ! commenta Milo d’un ton approbateur.
J’avais de la chance d’être en train de lire un ouvrage militaire, et non un livre aussi dépravé qu’un traité sur l’élevage des abeilles, par exemple. Le corps massif de cet idiot congénital devait lui servir à mener des croisades morales. Son regard froid d’abruti me confirmait qu’il
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