À l'ombre des conspirateurs
présageait rien de bon. Il avait tourné dans une venelle, avançant toujours de son pas souple et régulier. Arrivé au coin à mon tour, je n’avais trouvé que des entrées de maisons béant sur des murs gris.
J’hésitais sur la conduite à suivre. Aucune colonnade ne permettait de se dissimuler, et la sieste de mon ami vert pouvait durer tout l’après-midi. J’ignorais son identité, tout comme la raison pour laquelle nous nous prenions à tour de rôle en filature. Il se pouvait même que je m’en moque complètement : nous avions atteint le moment le plus chaud de la journée, et ma curiosité commençait à s’émousser sérieusement. En outre, je risquais de me retrouver le lendemain couché sur le pavé, le monogramme d’un assassin gravé sur la poitrine.
C’est alors que je repérai l’enseigne d’une taverne. Je fus heureux de profiter de la sombre fraîcheur qui régnait à l’intérieur. La femme au cou épais et à la poitrine généreuse qui tenait l’endroit traîna sa carcasse jusqu’à moi. Je lui commandai du vin aux épices. Pour l’instant, j’étais le seul client du minuscule estaminet. Il n’y avait qu’une seule table, et il était difficile de distinguer le comptoir dans l’obscurité. Avant de m’asseoir, je passai prudemment la main sur le banc pour vérifier l’absence d’échardes. Dans ce genre d’établissement, il fallait attendre sa boisson pendant une éternité : même pour un inconnu, la gargotière la préparait à la commande et la servait toute fraîche.
La femme disparut tout de suite après m’avoir servi, et je restai attablé seul devant mon gobelet. Croisant les doigts, je me mis à réfléchir. Bien trop fatigué pour considérer la vie en général, je dus me contenter de spéculer sombrement sur mon avenir personnel en sirotant du vin. Il ne me fallut pas longtemps pour en venir à la conclusion qu’elle ne valait même pas le denier que j’allais payer.
Je me sentais profondément démoralisé. Mon travail était épouvantable, et la paye pire encore. Pour couronner le tout, je m’apprêtais à mettre un terme à une liaison avec une femme que je n’avais pas envie de perdre. Helena Justina, la fille d’un sénateur. Quel scandale en perspective, si jamais ses amis l’apprenaient ! La foi en moi de cette fille remarquable me conduisait au désespoir. Elle percevait sûrement que je m’éloignais d’elle, mais cela ne m’aidait en aucune façon à composer mon discours de rupture…
Pour penser à autre chose, j’avalai une grande gorgée de vin, mais le goût de cannelle sur ma langue me ramena tout de suite aux événements de la matinée. Subitement incapable d’avaler une goutte de plus, je jetai quelques pièces dans une soucoupe et dis au revoir à la cantonade. J’étais déjà sur le seuil quand une voix me cria :
— Merci !
Jetant un coup d’œil par-dessus mon épaule, j’eus soudain envie de m’attarder un peu.
— Je t’en prie, la belle. La femme de tout à l’heure est experte en sorcellerie, ou es-tu quelqu’un d’autre ?
— Sa fille, répondit-elle en riant.
D’ici une vingtaine d’années, ce petit corps si attrayant avait toutes les chances de devenir aussi disgracieux que celui de sa maman… Mais il passerait d’abord par plusieurs stades non dépourvus d’intérêt. Je lui donnais environ 19 ans, l’un des stades que j’aimais le plus. La fille était plus grande que la mère, ce qui rendait ses mouvements plus gracieux. Elle avait de grands yeux noirs, des dents d’une blancheur éclatante, une peau claire, des boucles d’oreilles un peu clinquantes, et un air d’innocence pas mal imité.
— Je m’appelle Tullia, précisa cette vision affriolante.
— Enchanté, Tullia ! m’exclamai-je.
Son sourire en retour me donna envie de la prendre dans mes bras. Elle paraissait un peu désœuvrée, et moi j’avais grand besoin qu’on me remonte le moral. Je lui adressai un sourire aussi engageant que le sien. Si je devais perdre la gente dame de mes pensées, les femmes pourraient faire tout ce qu’elles voudraient de moi.
Il ne faut pas longtemps à un détective privé qui connaît son métier pour transformer une serveuse en amie. J’entamai une conversation à bâtons rompus, avant de subtilement l’orienter vers le sujet qui m’intéressait.
— Je suis à la recherche de quelqu’un que tu as peut-être vu dans le quartier. Il porte une cape d’un vert
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