Abdallah le cruel
était proverbiale, contrôlait de très près les
dépenses de la cour. Les chiffres n’avaient aucun secret pour lui et il était
capable de discerner la faute la plus infime dans les comptes que lui remettait
le vizir chargé des finances publiques. Il avait vigoureusement tancé celui-ci
à propos d’une erreur d’un cinquième de dhirem, sur une somme de cent mille
dinars employée pour l’entretien de la résidence estivale d’al-Rusafa. Des
dizaines et des dizaines de fonctionnaires s’étaient échinés, durant des jours,
à refaire tous les calculs et n’avaient pu trouver l’origine de l’erreur.
Mohammad les avait alors convoqués et leur avait asséné une leçon en bonne et
due forme, les incitant à faire preuve désormais de plus de zèle.
L’émir savait pourtant se montrer
dépensier dès lors que cela concourait à son prestige, à son confort et à sa
gloire. C’est ainsi qu’il avait poursuivi les travaux d’embellissement de la
grande mosquée, faisant orner ses ailes de somptueuses frises. De même,
désireux de ne pas être vu des fidèles lors de la prière du vendredi, il avait
fait aménager, à l’intérieur du sanctuaire, une maksura [32] où il pouvait se
livrer, à l’abri des regards indiscrets, à ses dévotions, ainsi qu’une galerie
suspendue qui lui permettait de passer directement du palais à la mosquée. Ses
sujets en avaient conclu qu’il se méfiait d’eux et qu’il les méprisait. Ce
n’était pas entièrement faux. D’un naturel timide et réservé, Mohammad détestait
la foule et répugnait à accorder des audiences privées ou publiques. Il vivait
quasiment reclus, entouré de quelques conseillers dont il appréciait les
compétences, la fidélité à toute épreuve et la franchise.
Ceux-ci ne lui avaient rien caché de
la grave crise traversée par le pays. De 249 à 254 [33] , une terrible
sécheresse frappa le royaume. Pendant toute cette période, les pluies se firent
rares, très rares. Les cultures pourrissaient sur pied et, dans bien des
régions, les paysans, faute de fourrage, durent abattre leur cheptel. Les
rentrées fiscales diminuèrent considérablement. Dès l’été 250, les walis
informèrent leur maître que la famine faisait des milliers de victimes et que
le reste de la population en était réduit à se nourrir de racines sauvages.
Profondément affecté par cette catastrophe, l’émir ordonna d’acheter, en
Ifriqiya, d’importantes quantités de blé. Les marchands de Kairouan et de
Tingis [34] en profitèrent pour vendre leurs stocks à des tarifs prohibitifs, obligeant le
Trésor public à puiser dans ses réserves. Loin d’apaiser les mécontents, ces
distributions de grains faillirent dégénérer en émeutes. Il fallut, à plusieurs
reprises, faire donner la garde des Muets [35] pour éviter des désordres. En fait, Hashim Ibn Abd al-Aziz avait décidé d’en
écarter les Chrétiens et les Juifs qu’il jugeait indignes de bénéficier de ces
libéralités. Leurs chefs avaient protesté et fini par obtenir gain de cause,
trop tard cependant pour sauver de la mort une partie de leurs
coreligionnaires. En province, des bandes de pillards attaquaient les convois
de ravitaillement et semaient la terreur. Il fallut plusieurs expéditions pour
rétablir la sécurité sur les principales voies de communication, gardées
désormais par des détachements permanents.
Quelques chefs locaux profitèrent de
ces troubles pour se révolter contre le pouvoir central. Ce fut le cas à Marida [36] chef-lieu de la Marche inférieure, dont l’ancien wali, le muwallad Marwan
al-Djilliki, avait été assassiné voilà plusieurs années. Son fils Abd al-Rahman
Ibn Marwan Ibn Yunus, qui se faisait appeler Ibn Marwan Ibn Djilliki, furieux
qu’aucun secours ne lui ait été envoyé, céda à la pression de ses concitoyens.
En 254 [37] ,
il chassa la garnison omeyyade de la ville. Craignant qu’il ne fasse appel aux
Chrétiens, l’émir réagit promptement et, à la tête d’une puissante armée,
investit la cité qui, à court d’eau et de vivres, ne tarda pas à capituler. Se
souvenant que le père du rebelle avait fidèlement servi le sien, Mohammad
pardonna à Ibn Marwan à condition que celui-ci s’installe à Kurtuba, avec les
siens, et devienne l’un de ses généraux. Les habitants furent épargnés.
Toutefois, par prudence, le monarque fit raser les imposantes murailles de
Marida, ne laissant debout que l’Alcazaba, la
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