Abdallah le cruel
Hanbal à Bagdad et mis à l’honneur l’étude, jusque-là
proscrite en al-Andalous, des hadiths, utilisant, pour ses cours, le Musned [40] d’Ibn Abi Shaiba. Ses explications étaient claires et limpides comme l’eau de
la source de ZemZem. Il n’avait pas son pareil pour tirer d’un hadith une
explication d’un point obscur du Coran ou une indication pour établir une
jurisprudence en matière de respect de la charia. Impressionné par ses
capacités, l’émir l’autorisa à dispenser son enseignement à un plus vaste
public ; ses leçons attirèrent des dizaines de disciples séduits par son
érudition et son ingéniosité, au grand dam des foqahas, de moins en moins
sollicités par les fidèles. Lors de son prêche du vendredi à la grande mosquée,
le cadi Asbagh Ibn Khalil, connu pour son intransigeance, n’hésita pas, en
fixant la loge où se trouvait l’émir, à se livrer à une vigoureuse dénonciation
de Baki Ibn Makhlad, allant jusqu’à proclamer : « J’aimerais mieux
avoir dans mon coffre une tête de porc que le Musned d’Ibn Abi Shaiba. »
Furieux, Mohammad le convoqua au palais et lui dit :
— Je ne te savais pas amateur
de nourritures illicites.
— Qu’Allah m’en préserve !
Je suis un pieux Musulman.
— Moi aussi.
— Et nous respectons tous deux
les préceptes du saint Coran, continua, d’une voix mal assurée, le cadi. J’ai
considéré de mon devoir de dénoncer publiquement l’enseignement d’Ibn Abi
Shaiba, dont notre maître, Malik Ibn Anas, a dit tout le mal qu’il fallait en
penser. J’ai pour mission de protéger nos frères des doctrines hérétiques
venues d’Orient, de cet Orient où règnent tes ennemis, les Abbassides.
— Il est heureux pour lui que
le Prophète, sur Lui la bénédiction et la paix !, ne vive pas de nos
jours. Car tu te méfierais de l’enseignement de cet Oriental…
— Jamais il ne me viendrait à
l’idée de mettre en doute l’enseignement de l’Envoyé d’Allah !
— Calme-toi, c’était une
plaisanterie de ma part. Cela dit, je ne puis tolérer que tu braves mon
autorité en condamnant ceux qui étudient le Musned. C’est une attaque dirigée
non seulement contre Baki Ibn Makhlad, mais contre moi qui assiste avec profit
à ses causeries.
— Noble seigneur, je suis ton
humble serviteur et je puis t’assurer que mes propos ne te visaient pas. Tu es
l’épée d’Allah dans cette région du monde et je suis prêt à lancer l’anathème
contre celui qui refuserait d’obéir à tes sages édits.
— Je n’en doute pas un seul
instant et c’est pour cette raison que je t’ai nommé cadi. Souviens-toi que tu
dois ce poste à mes bontés plus qu’à tes mérites qui sont bien minces.
— Les foqahas de Kurtuba en
sont satisfaits.
— La belle affaire ! Ce
sont des pleutres et des ignares. Si je désigne demain, à ta place, Baki Ibn
Makhlad, crois-tu qu’un seul se lèverait pour te défendre ? Surveille donc
plus attentivement tes paroles, voilà ce que j’avais à te dire.
La leçon porta ses fruits. Asbagh
Ibn Khalil se montra désormais très prudent, au point de tolérer la diffusion à
Kurtuba du mutazilisme, pourtant d’autant plus suspect qu’il avait été, un
temps, la doctrine officielle des Abbassides, ceux-là mêmes qui avaient ravi
aux Omeyyades le titre de calife. Pour les adeptes de cette école, qui
s’inspiraient aussi bien du Coran que des philosophes grecs, lorsque le message
du Prophète paraissait obscur, il fallait avoir recours à la raison, plus
efficace que la tradition, pour trouver l’interprétation juste. Ainsi, en ce
qui concernait l’épineux problème du bien et du mal, les Mutazilites
soutenaient que c’était la raison, et non Allah, qui décidait de le déterminer.
Pour eux, Dieu avait ainsi interdit le meurtre parce qu’il était le mal alors
que leurs adversaires, notamment les foqahas, soutenaient que le meurtre était
un péché parce que Dieu l’avait interdit. De même, les Mutazilites prônaient
que l’homme, loin d’être prédestiné, était de par son libre arbitre entièrement
responsable de ses actes, et donc susceptible d’être puni ou récompensé. Baki
Ibn Makhlad avait choisi, pour présenter à l’émir ladite doctrine, cette
formule lapidaire : « Comment un Dieu juste et bon pourrait-Il avoir
créé des hommes pour qu’ils soient damnés de toute éternité ? Comment Sa
justice pourrait-elle s’accommoder d’un acte
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