Abdallah le cruel
arbitraire consistant à séparer les
hommes en deux catégories, ceux qui finiront au paradis et ceux qui finiront en
enfer ? » Le lettré avait omis de préciser que les plus audacieux des
Mutazilites allaient même jusqu’à mettre en doute l’immortalité de l’âme et le
fait que le Coran ait existé de toute éternité. À ses yeux, tout comme à ceux
de son maître, Ahmad Ibn Hanbal, ces hommes étaient des hérétiques dont
l’enseignement avait été légitimement proscrit et ne présentait guère
d’intérêt.
L’émir avait en la matière une autre
opinion. À sa grande honte, il n’avait rien compris aux explications de son
professeur et à ses subtiles digressions sur le libre arbitre et la
prédestination. Il n’en avait retenu qu’une chose : les hommes étaient
responsables de leurs actes et pouvaient, en fonction d’eux, être récompensés
ou traduits en justice. En aucun cas, ils ne pouvaient trouver une excuse en
invoquant le destin, la fatalité ou la volonté divine comme avaient trop
tendance à le faire ceux qui se rebellaient contre leurs princes. Vu sous cet
angle, le mutazilisme lui agréait et il laissa se propager ses théories.
De son côté, le cadi Asbagh Ibn
Khalil enrageait de voir un jeune érudit, Khalil Ibn Abd al-Malik Ibn Kulaib,
pervertir la jeunesse en parlant du libre arbitre de l’être humain et de son pouvoir
de déterminer par lui-même ses actes. Cet hérétique le défiait ouvertement tout
en demeurant très prudent. À plusieurs reprises, Asbagh Ibn Khalil avait essayé
de le prendre en flagrant délit d’hérésie en l’interrogeant sur la
« création du Coran ». Son adversaire avait, à chaque fois, éludé la
question, prétextant qu’il n’avait pas les compétences requises pour se
prononcer sur ce point et qu’il était trop bon Musulman pour que pareille idée
jaillisse de son cerveau. Ce qui laissait supposer que le cadi, en formulant
cette question, cédait à l’impiété. Ce fut donc avec soulagement qu’Asbagh Ibn
Khalil apprit le décès prématuré de son adversaire. Il s’empressa alors
d’envoyer ses gardes s’emparer des manuscrits de sa bibliothèque qu’il fit
brûler afin d’extirper toute trace d’hérésie.
La prudence du cadi lui valut
toutefois quelques consolations. Il était trop fin politique pour ne pas
comprendre que l’émir goûtait fort peu les discussions théologiques
approfondies. Il voulait protéger certains savants qu’il estimait et
contrebalancer ainsi l’influence des foqahas sans remettre en cause
véritablement leur autorité. Mieux valait plier sur l’accessoire et ne pas
céder sur l’essentiel. Cette méthode porta ses fruits. Ainsi, quand il fallut
choisir un précepteur pour les fils cadets du monarque, Mohammad ne désigna pas
Baki Ibn Makhlad, mais un proche du cadi, Othman Ibn al-Muthanna. Il avait été,
en Orient, l’élève du poète Abou Tumman, dont il diffusa le Diwan, le
recueil de poésies, à Kurtuba. Asbagh Ibn Khalil soupira d’aise en apprenant
cette nomination. De la sorte, les successeurs de l’émir seraient à l’abri de
toutes les hérésies que ce dernier tolérait sans pour autant y adhérer.
Le petit peuple ignorait tout de ces
subtiles querelles entre lettrés et du rôle modérateur joué par Mohammad.
L’émir était un personnage lointain, inaccessible, dont la seule apparition en
public, lors de la fête de l’Aïd el-Kébir, était considérée comme un véritable
événement et alimentait les conversations pendant des semaines. Sa présence ne
déclenchait pas les vivats, mais plutôt la peur. Si son père, Abd
al-Rahman II, était aimé de ses sujets, lui se contentait d’être craint et
s’en satisfaisait. À ceux qui auraient été tentés de l’oublier, le fait que
Hashim Ibn Abd al-Aziz se tienne à ses côtés était là pour le rappeler. Le
favori dirigeait le royaume d’une poigne de fer, brisant tous ceux qu’il
soupçonnait de rébellion ou dont il ne jugeait pas l’alliance indispensable à
la réalisation de ses noirs desseins. Les quatre fils de Musa Ibn Musa Ibn
Kasi, Lubb, Mutarrif, Fortun et Ismaël, en avaient fait l’amère expérience. À
la mort de leur père, ils avaient prêté serment d’allégeance à l’émir et
accepté de payer tribut. Celui-ci leur avait accordé son pardon et garanti la
propriété de leurs immenses domaines. Lorsqu’ils avaient été convoqués pour les
saifas estivales contre les
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