Adieu Cayenne
moustiques
arrivent. Elle est longue, cette nuit !
Le désastre est complet. Nous avons tout
perdu. Il nous faudra retourner vers Cayenne, seul point d’hommes
sur cette rive, marcher vingt kilomètres dans les palétuviers.
Comment fera-t-on ? Comment retraverser le Mahury ? On
est de beaux évadés ! Enfin, on n’est pas morts, et après
quinze ans de bagne !
Et voilà le jour !
– Oôôôô ! Oôôôô !
On nous répond. Les autres ne sont pas loin.
Ils nous renvoient le cri. Ils viennent vers nous. Les voilà !
Ils sont propres ! Ils me font peur. Si j’avais eu le cœur à
rire, je leur aurais demandé d’où ils sortaient.
On se serre la main ! Je pense qu’un
homme ordinaire eût été renversé s’il avait pu voir ces individus
dégoûtants, presque nus, la bouche ouverte par la soif, se serrer
les mains, au petit matin, avec conviction, au milieu d’une mer de
vase !
Acoupa est gêné. Il cherche à nous expliquer
des tas de choses. Menœil nous fait signe de ne rien lui dire. À
quoi bon ? Nous avons appris, au bagne, à ne pas revenir sur
la misère passée.
– Où est Venet ? demandai-je en regardant
tout autour.
– Il était avec vous ! répond
Deverrer.
– Jamais de la vie !
– Venet ! Venet ! crions-nous tous à
la fois, comme si déjà nous devinions. Venet !
Un long appel, faible, nous répond. Il vient
de la mer. Nous regardons.
– Venet ! Venet !
Une plainte se traîne dans l’espace. Acoupa
tend le bras. Il montre un point noir dans la vase :
– Là ! enlisé !
Nous grimpons sur les palétuviers. À huit
cents mètres de la côte, nous voyons un tronc. C’est peut-être un
palétuvier solitaire. Ce point-là semble un tronc comme les
autres.
– Venet !
Les bras du tronc s’agitent. C’est Venet.
– Venet ! Camarade ! Camarade !
Une voix sort du tronc. Il nous répond !
Perché sur mon palétuvier, je retire ma
chemise et je l’agite. Comment a-t-il fait ? Est-ce un
suicide ? Un accident ? Il était le plus grand et le plus
mince. Est-ce pour cela qu’il s’est enfoncé davantage ?
Ah ! comme nous l’appelons ! C’est tout ce que l’on peut
pour lui.
– Avance, Venet ! Aie pas peur !
Déjà, la marée le rejoint. Il nous semble que le tronc bouge.
N’est-ce pas l’eau autour de lui qui nous trompe ?
C’était l’eau. Lui ne bougeait pas, mais il
criait toujours.
Acoupa dit qu’il va partir, qu’il prendra une
pirogue au dégrad des Canes et qu’il reviendra le chercher à la
marée.
– Tu vois bien qu’il enfonce et que le tronc
diminue. Ce sera trop tard !
Le nègre s’en va.
– Accompagnez-le, dis-je.
Brinot, Deverrer, Menœil le suivent.
Jean-Marie reste avec moi.
– On plaquera nos pas dans les vôtres, on vous
retrouvera, dis-je.
Ils partent.
Nous déracinons des palétuviers.
Nous les poussons devant nous et nous avançons
vers le tronc, dans la vase.
L’eau le balance, mais ne le libère pas. Au
contraire, il ne reste plus que les épaules et la tête,
maintenant.
Nous nous arrêtons. La vase nous a déjà happés
tous les deux jusqu’à mi-cuisse. Nous avons peur.
– Venet ! Camarade !
La marée l’achève. Il n’y a bientôt plus
qu’une tête. Et, quand la tête a disparu, il y a encore deux
mains.
Et nous voyons qu’il n’y a plus rien.
– Camarade ! Camarade !
Il n’y avait même plus de plainte pour nous
répondre…
Chapitre 8 LE RADEAU FANTÔME
Ah ! comme ils étaient las quand ils sont
revenus !
– C’est un vers de Samain. Il n’a pas été fait
pour nous ; pourtant, on l’aurait bien mérité !
Les trois autres et le nègre qui étaient
partis avant nous n’avaient pas brûlé le terrain. On les
rejoignit ; pourtant, nous ne marchions pas vite !
– Et Venet ? demandent-ils ?
– Il y est passé tout entier ! Silence.
Deverrer dit : « J’ai soif ! »
Nous sommes dans l’eau depuis quatre jours, et
nous mourons de soif ! Peut-être ces flaques boueuses nous
désaltéreront-elles ? Nous y goûtons. Elles sont
salées !
Ma jambe, – celle qui ne marche pas encore
bien, celle-ci, – me fait mal, mal. Jean-Marie m’assiste. Il m’aide
à passer les criquots. Parfois, un tronc de palétuvier est jeté
dessus en guise de pont. Par qui ? Par quel chercheur de je ne
sais quoi ? Par des évadés sans doute ? Venet n’est pas
seul à dormir dans cette vase !…
– Allons ! me crie Jean-Marie, du
courage !
Nous
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