Adieu Cayenne
un automate. Il n’a pas dit
un mot depuis vingt-quatre heures. Mais il n’est pas mort,
puisqu’il marche. Il pleut. Nous marchons toute la nuit. Longtemps
après notre passage, les chiens hurlent encore. L’eau tombe, par
trombes. Nous avisons une masure. L’Autre s’écroule contre le mur
et ne bouge plus. On s’écroule comme lui. Je me retiens pour ne pas
tousser. La toux l’emporte. Deux chiens aboient, nous trouvent et
n’en finissent plus. On remue dans la masure. Nous reprenons la
route inondée.
Mais, cinq cents mètres plus loin, nous nous
dirigeons tous les trois vers un poteau télégraphique : on
s’assoit autour.
Il doit être trois heures du matin. On
repart.
L’Autre suit en parlant tout seul maintenant.
Il délire debout. Enfin, pour l’instant, il ne nous retarde
pas.
Les coqs chantent au matin !
Au loin, des lumières électriques, pâles dans
le jour qui vient.
Attiré par elles, l’Autre semble
remonté ; il marche comme un pantin à manivelle, si vite qu’on
ne peut le suivre. Il ne parle plus, mais il comprend encore. Il a
compris que c’était la gare de Santa-Izabel.
Il a fait soixante kilomètres à pied, en
pleine agonie !
Il arrive. Il s’effondre.
Le train s’en va à quatre heures du soir, pour
Belém. Les jours ordinaires, cela coûte un milreis deux cents.
Aujourd’hui, dimanche de carnaval, paraît-il, le prix est de deux
milreis neuf cents. On en pleurerait. On n’a pas de quoi prendre le
train !
Des gens s’approchent. On leur vend notre
plan. On trouve toujours à vendre cet instrument, c’est si peu
ordinaire ! Une femme nous achète des bananes. Maintenant nous
avons l’argent.
Quatre heures arrivent. Nous montons dans un
wagon. Des banquettes ! On s’assoit, un peu hallucinés par la
souffrance et la faim.
Des marchands de gâteaux font circuler leurs
paniers. Tout le monde mange. Nous nous tenons raides et dignes et
regardons par la portière pour ne pas voir les pâtisseries.
Douze petites stations dans la forêt
amazonienne. Puis Belém !
L’Autre vit encore.
Chapitre 15 SOUS LES CONFETTI
Belém ! Il est 8 h 12 du soir. Santa Maria do Belém do Para !
Nous descendons du wagon, traînant l’Autre.
Nous sommes arrivés ! Passerons-nous inaperçus ?
Nous mettons pour la première fois le pied
dans une ville organisée. Il va falloir compter avec la police.
Jusqu’ici nous n’avions abordé qu’à des « dégrad »
perdus.
Nous sortons de la gare ; ses lumières
nous aveuglent, nous grisent.
J’ai l’adresse d’un camarade évadé depuis six
mois. Où est-ce ? Dans quelle direction ? Aucun de nous
ne parle encore portugais. Je décide d’aller seul du côté du public
et de montrer l’adresse écrite sur un papier. Je pars. J’hésite
avant d’aborder un passant. Je choisis une dame. Elle est un peu
étonnée ; je suis tellement sale ; une barbe repoussante,
et mes souliers surtout ! Mais j’ai ma casquette à la main, et
mon regard ne doit pas être celui d’un homme dangereux. Elle me
montre un tramway et m’indique que c’est tout au bout.
Je reviens trouver les deux loques.
On voudrait prendre le tram, mais on ne sait
combien cela coûte.
On ira à pied.
L’Autre, qui est à sa toute dernière
extrémité, part le premier, mécaniquement.
Nous suivons les rails ; nous sommes
malades, en guenilles, affamés. La ville est tout illuminée. Une
musique joue, la population est en fête. C’est le dimanche du
carnaval. De fenêtre à fenêtre, à travers la rue, les gens se
lancent des serpentins. Les autos passent, remplies de fêtards qui
s’envoient des confetti ; les jeunes hommes aspergent les
femmes de parfum. Elles répondent à coups de petites boules en
celluloïd. Place de la République, les globes électriques
blanchissent les visages. Des voitures où hommes et femmes pincent
de la guitare tournent autour de la place ; cela fait un
jovial carrousel.
Nous sommes couverts de confetti. Nous avons
faim ; nous regardons les restaurants, les pâtisseries. Des
badauds, des masques nous empêchent d’avancer. Alors, nous écoutons
les orchestres du Grand Hôtel et du café da Paz. L’Autre est
héroïque. Il reste dans la fête, comme s’il était venu spécialement
pour elle ! On le soutient. Nous avançons. Une rue, deux rues.
Nous demandons dix fois. Enfin, voilà l’impasse et le numéro.
Une baraque. Je frappe.
… Ici, je dois enlever la parole à Dieudonné.
Elle
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