Adieu Cayenne
Silence tragique.
Tout à coup, nous nous serrons les mains, les
cinq ! Jean-Marie, joignant les siennes, prononce :
Demonty ! Nous répétons : Demonty ! La joie tourne
en nous comme la tornade sur mer. Jusqu’ici, nous devions nous
cacher de tout : des chiens de chasseurs d’hommes, des gens.
Là, nous n’avons plus rien à craindre. Vingt maisons ! mais,
pour sept mille hommes, c’est la ville la plus grande du monde,
c’est la liberté !
Nous restons bien trois heures là, sur place,
sans bouger, parlant bas, morts de froid, mais si
heureux :
– Il ne faut pas croire, ajoute-t-il, que le
bonheur ne soit fait que pour les heureux !
Enfin, nous nous mettons en marche. Il est
deux heures du matin, exactement ; la pendule de l’église
vient de sonner. Si par hasard l’église était ouverte, on irait y
dormir. Nous avançons sur le village. L’église est fermée. À côté,
un hangar délabré avec une lanterne au fond. Entrons.
C’est une étable. Des vaches couchées lèvent
la tête. Quel œil accueillant, elles ont ! Un gros chien nous
regarde, vient nous flairer et se frotte à nous. Il n’aboie
pas ! Il remue même sa queue ! Depuis que nous avons
quitté la vie pour le bagne, nous n’avons jamais eu réception
pareille !
Chacun s’étend contre une vache pour avoir
chaud. La mienne était rousse et bien bonne !…
À l’aube, un bruit. On se réveille. Un homme
fort, gros, nous regarde. Il a deviné qui nous étions.
Il hoche la tête et s’en va.
Nous, nous ne bougeons pas.
L’homme revient, portant une énorme marmite de
riz et de giraumons. Cela fume.
Nous croyons que c’est saint Vincent de
Paul.
Nous sortons sur la petite place. Les femmes,
les jeunes filles, les hommes, les enfants nous entourent. Nos
mines, nos loques ne leur font pas peur. Les femmes nous montrent
du doigt la direction de la Guyane. Nous faisons « oui »
de la tête. Alors, elles se signent en levant les yeux au ciel.
… Là, je dois dire que Dieudonné ferma ses
paupières et s’endormit. Il était toujours dans ma chambre, assis
dans un fauteuil d’osier. Je supposai d’abord qu’il se recueillait,
mais, quand je lui dis : « Eh bien !
Après ? » il ne broncha pas. Je sortis et revins deux
heures plus tard. Il n’avait pas bougé. Je repris ma place devant
la table. Il se réveilla.
– Savez-vous, me dit-il, sans s’être aperçu du
hiatus, que toutes les femmes là-bas, sont magnifiquement
blondes ? Et coquettes ! coiffées à la garçonne, rouge
aux lèvres et fumant la cigarette ! On grelottait de fièvre,
hein ! Elles nous apportèrent de la quinine. Elles nous
tâtèrent le pouls, le front, tout naturellement. Et nous étions
sales ! Elles nous donnèrent des bols de lait chaud !
C’était le paradis ! Alors les douaniers…
– Ah ! ceux-là !
– Comment, ceux-là ? Les braves
gens ! Ils connaissent d’avance notre histoire. Ils savent
bien que nous n’avons rien à déclarer. Ils nous disent que les
mines d’or de Carcoenne ont repris l’exploitation et que l’on peut
aller là.
On remercie tout le monde. Jean-Marie entre
dans l’église faire une prière, Louis Nice et le Calabrais disent
qu’ils vont partir de leur côté. Adieu !
Nous restons, Jean-Marie, moi et l’Autre.
– Pourquoi l’appelez-vous l’Autre ?
– On n’a jamais bien su son nom, c’était un
pauvre petit, bête et malheureux. On l’appelait l’Autre parce qu’il
disait toujours à propos de tout : « C’est la faute de
l’Autre ». L’Autre, c’était celui qu’il avait tué, après une
orgie de cidre dans une ferme du côté de Lisieux, je crois.
On compta notre argent. Moi, trois cent
soixante-cinq francs guyanais et vingt grammes d’or.
Jean-Marie : cent cinq francs et quinze grammes d’or.
L’Autre : sept francs dix.
– On t’emmène jusqu’aux mines.
– Merci, Jean-Marie ; merci, Dieudonné,
fait-il en s’inclinant devant nous comme si nous étions des
évêques.
Les douaniers nous trouvent un canoë pour
Carcoenne. Coût : cent francs et vingt grammes de poudre
d’or.
On embarque.
Je vais vous défiler rapidement la suite de
cet épisode, fait Dieudonné, le malheur étant toujours le
malheur.
Alors, on est sur le canoë avec les six marins
et le patron. Nous tournons le cap Orange. Là, on s’arrête pour
acheter du poisson salé aux Indiens à cheveux plats. On repart. On
longe la côte. Palétuviers ! Ah !
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