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Adieu Cayenne

Adieu Cayenne

Titel: Adieu Cayenne Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Albert Londres
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revient de droit à Rondière. C’est chez lui que les trois
forçats se rendaient. Évadé du bagne, Rondière n’est plus à Belém.
Je l’ai rencontré au Brésil non à Rio, mais dans le Sud. Il est
venu m’attendre au sommet d’un funiculaire, parce qu’il est né dans
la même ville que moi et que nous avons peut-être joué ensemble,
autrefois…
    – On frappe, commence Rondière. Il était dix
heures du soir. J’étais couché. Je prends ma chandelle, j’ouvre en
chemise, je regarde. Je vois trois loqueteux traînant des
serpentins à leurs chevilles, la barbe remplie de confetti et les
yeux maquillés par la faim.
    – Eugène !
    – C’est moi ! dit-il.
    – Eh bien ! t’es beau !
    Je recule, ils entrent. Ils étaient bien
abîmés.
    – Combien donc que t’a mis de temps,
Eugène ?
    Il laisse tomber, d’une bouche qui a
soif :
    – Soixante-douze jours !
    Je donne de l’eau, du pain. Alors, je
m’aperçois que parmi les trois il y a un moribond qui ferme déjà
les paupières sur mon plancher.
    – Qui est-ce celui-là ? Dieudonné
répond :
    – De là-bas !
    – Il faut le conduire à l’hôpital. Pour lui
d’abord, pour nous ensuite. S’il meurt ici, nous serons
jolis !
    Le moribond ne pouvait plus marcher. Nous
n’avions pas d’argent pour prendre une voiture.
    – Ah ! dis-je à Jean-Marie, tu es fort
toi ; moi aussi ! On le portera à la chaise morte. Comme
c’est carnaval et la rigolade dehors, les gens croiront qu’on
s’amuse.
    Je m’habille. J’empoigne l’Autre, comme ils
l’appelaient. On sort tous les quatre.
    On allait à un kilomètre de là, à la Santa
Casa de Misericordia.
    D’abord, je le portai tout seul. Quand on
entra dans le quartier de la fête, je le pris en chaise avec
Jean-Marie. On causait, on riait. Je disais à Dieudonné, qui
suivait derrière :
    – Ramasse des confetti et jette-les
nous : on aura l’air d’un groupe de bambocheurs.
    Il nous en mit quelques poignées. Je repris le
copain sur mon dos dès qu’on eut passé les lumières. Il ne dormait
pas ; c’était un rude paquet tout de même !
    On parvint à la Santa Casa.
    On ne nous demanda pas de papiers. Il y avait
là une sœur française. Elle en avait vu arriver quelques-uns de la
même espèce. Elle savait d’où il venait !
    – Encore un ! dit-elle.
    Il est mort le lendemain matin. Ce fut sa
Belle à lui…

UN NOUVEL ÉTAT CIVIL
     
    – Alors, le lendemain… (Dieudonné a repris la
parole), je me lave, je me rase, un Russe nous prête dix milreis.
Je vais acheter une chemise pour moi et pour Jean-Marie.
    – Cela fait deux chemises, alors.
    – Une seule. On la mettra tour à tour, suivant
les visites que nous aurons à rendre. Jean-Marie est fort ; je
suis maigre. Je choisis la chemise entre les deux ! Je
reviens. Rondière nous fait manger du pain et du beurre. Je sors
pour chercher du travail.
    Je vois : Fabrique de meubles, Casa
Kislanoff et Irmaes, je me présente. On m’embauche. À une heure de
l’après-midi, j’avais le rabot à la main.
    J’achète des vêtements à
prestâcoes
,
à tempérament.
    Je fais embaucher Jean-Marie.
    Je loue une chambre. Je ne suis plus le forçat
Eugène Dieudonné, mais M. Michel Daniel, ébéniste. On ne peut pas
s’appeler Victor Hugo, par exemple !
    Quinze jours après je vais à la police pour me
faire établir ma cadernette, cette carte d’identité qui sert de
tout en Amérique du Sud. J’ai le certificat de ma logeuse, celui de
mon patron. Je donne ma photo. Officiellement, je suis M.
Daniel.
    On est presque heureux, Jean-Marie et moi,
maintenant. Tout le monde nous accueille bien. Notre patron nous
augmente. Il veut me nommer contremaître. Je refuse, pour éviter
les jalousies.
    Puis arrive Pinedo, vous savez, l’aviateur
italien. Je sortais du tombeau et n’avais rien vu depuis quinze
ans ! Cet enthousiasme ! Ah ! être libre d’acclamer
et d’applaudir !
    J’achetais tous les soirs la Folha do Norte.
Ce soir-là était le 25 mai. Je l’ouvre. Je pâlis. Jean-Marie
pâlit : ma photo était en deuxième page !
    Je lisais le portugais depuis deux mois.
L’article n’était pas méchant. Mais il disait que la police
française avait signalé à la police brésilienne qu’Eugène
Dieudonné, évadé de Cayenne, devait être dans l’État de Pernambuco
ou dans celui de Para.
    Je revis le bagne. Nettement. Ce fut atroce.
Et puis je décidai de me suicider plutôt que d’y retourner.

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