Adieu Cayenne
ceux-là ! Si j’en
revoyais, à présent, je crois que je me mettrais en colère et que
je cracherais dessus. On rencontre des petits points habités qui
s’appellent : Cossuine, Cassiporé. Le surlendemain du départ,
nous voyons quelques maisons. On demande ce que c’est ; le
patron dit : Carcoenne.
– C’est là où nous allons, piquez
dessus !
– Non ! fait le patron, qui continue sa
route.
On se fâche. Le patron déclare que lui se rend
à Amapa, qu’il nous a pris pour gagner de l’argent, et qu’il ne
s’arrêtera pas à Carcoenne.
Où allions-nous trouver du travail
maintenant ?
Le matin, le canoë entre dans une crique
vaseuse. Au fond, un hangar et six nègres nus qui scient des
planches. Le patron parle à l’un des hommes, longuement, et nous
fait signe de descendre. Je parie mes grammes d’or que nous aurions
été tués comme des lapins par les scieurs de long si nous étions
descendus. C’étaient des Indiens à l’œil d’oiseau, les plus
mauvais ! Nous refusons. Tout le monde crie. Nous crions plus
fort. « On n’est pas des Arabes, dis-je. Cette fois vous avez
affaire à des Français ». Et nous nous mettons en position de
défense !
Le patron nous déposera à Amapa.
La confiance est partie. La nuit, nous
veillons à tour de rôle. Au matin, c’est une nouvelle crique
vaseuse, noire, un vrai paysage de crime : Amapa. Que faire
là ?
– Patron, dis-je au Brésilien du canoë, deux
cents francs pour nous descendre plus bas.
Il veut aussi quinze grammes d’or. Tout ce
qu’on a, quoi ! Mais, il ne va qu’à Vigia, sur l’Amazone. De
là, nous pourrons gagner Belém.
Belém ! Deux cent cinquante mille
habitants, le grand phare de tous les bagnards !
J’accepte. Il dit : « Manhana »
demain !
D’amanha a tarde
(de demain à ce soir). Cela
dura six jours !
Mais j’ai vu des sirènes…
C’était le quatrième jour. On m’avait signalé
un campo, dans l’intérieur, où nous pourrions trouver de la farine,
et la gagner en faisant l’âne qui tourne la meule. J’étais le mieux
portant des trois. J’y partis. Je savais qu’il fallait traverser la
savane, de l’eau jusqu’au ventre. J’entrai dedans. J’allais ainsi
depuis trois heures, quand je vis venir à moi, de l’eau jusqu’au
ventre aussi, des sirènes ! Elles avançaient avec tant
d’aisance que je m’arrêtai. Elles riaient de mon ébahissement.
Elles avaient les cheveux coupés, delà poudre aux joues, du noir
aux yeux, des corsages de satin, des colliers d’or ou d’argent.
Elles étaient jolies, très jolies. On ne voyait que le buste, tout
le reste était dans l’eau, tout. Elles ne se baignaient pas, elles
allaient à leurs affaires.
– Bon dia ! leur dis-je. Elles
parlaient ! et me renvoyèrent : « Bon
dia ! »
Soudain je crus en reconnaître une.
La jeune fille était si belle qu’elle me
rappela subitement à travers trente années, la Vierge Marie de la
chapelle Saint-Stanislas, de l’orphelinat de Nancy, devant qui sœur
Thérèse, nous accompagnant à l’harmonium, nous faisait
chanter :
Ave, maris stella !
… Dieudonné redescendit sur terre. Ce fut pour
dire :
– On en voit des choses en évasion !
Chapitre 14 C’ÉTAIENT TROIS CHEMINEAUX DU BAGNE
Les trois chemineaux du bagne commencent une
nouvelle « station ». Ils reprennent la mer pour
descendre jusqu’à l’Amazone.
C’est là, sur ces rives de légende, que Belém
est construit. Il leur reste en tout, le canoë payé, quatorze
grammes d’or et un billet de dix milreis (trente-trois francs).
Pas de travail ; partant, pas de pain.
Comme ils jeûnent, ils sont malades. Ils embarquent à Monténégro
d’Amapa, où les mouches à dague, sans doute pour les guérir, leur
font des pointes de feu. Celui qu’ils appellent l’Autre est à bout
et geint dans le fond du canoë, entre deux ballots de poissons
secs !
– Il délire tout le temps, reprend Dieudonné.
« Non ! Non ! dit-il, vous ne ferez pas ça, monsieur
le directeur ! »
Il est loin, le directeur, lui renvoie-t-on.
Il est à Saint-Laurent-du-Maroni ! On va vers l’Amazone, tu
entends, réveille-toi ! Il sort de son cauchemar pour y
retomber.
Il nous faudra six jours de ce canot pour
atteindre l’Amazone. Je les passe. Ce n’est que de la faim, – les
durs matelots ne sont pas compatissants et mangent devant nous sans
rien nous donner, – de la maladie, du chagrin, le chagrin de ceux
qui
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