Aesculapius
s’entrechoquèrent.
« … le péché n’est-il pas à la porte, une bête tapie qui te convoite et que tu dois dominer 1 ? »… Un visage pâle, un sourire attristé, une longue main fine qui lui tendait un volume relié de cuir carmin : Consultationes ad inquisitores haereticae pravitatis 2 , rédigé par Gui Faucoi 3 , conclu par un mince manuel pratique, recueil de monstrueuses recettes, toutes destinées à tourmenter les chairs, à arracher des hurlements sans occasionner le trépas… Une autre main ornée d’une lourde pierre rouge, sertie dans un anneau d’or qui couvrait toute une phalange du majeur… Sa voix à lui qui expliquait avec tendresse : « La connaissance n’est pas le péché. C’est l’illumination qui différencie l’homme de la bête et le rapproche de Dieu. À moins de croire que Dieu… » Le râle d’un moine au visage cireux qui lui tendait une pierre, rouge, en bafouillant templa mentis, templa mentis … Le froid mortifère qui régnait dans l’ouvroir, seulement éclairé par la lueur vacillante de chandelles de suif qui dégageaient une odeur âcre et une suie noirâtre… Était-ce le soir de son arrivée ou lors du premier interrogatoire ? Jehan n’aurait su le dire. Quelle importance ?… Une dague, aiguë et meurtrière, qu’il arrêtait à quelques millimètres de sa gorge. Une dague serrée par une main gantée de bleu. Une main de femme… Le rire d’Héluise enfante, cascadant pour un rien, un papillon, un chiot que sa mère promenait avec délicatesse et fierté dans sa gueule…
Un filet de salive rosée de sang dévala jusqu’à son menton. Sa tête s’affaissa vers l’avant.
Il n’aurait su dire où s’était perdu son cerveau délirant, ni durant combien de temps, lorsque le raclement de la clef et des verrous le tira de sa pâmoison. Quelle heure ? Déjà prime* ? La Question reprenait-elle ? À cette pensée, l’effroi le suffoqua. Qu’il meure, qu’il meure enfin, sans avoir parlé ! Et pourtant, lui venait parfois un intenable désir d’avouer, durant ces effroyables demi-heures au cours desquelles se concentrait toute la cruauté, toute l’imagination féroce de ces humains qui savent déployer des trésors d’inventivité pour tourmenter jusqu’à faire perdre le sens. S’il parlait, il mourrait ensuite. Le soulagement, enfin.
En dépit de la douleur qui noyait son esprit, Jehan Fauvel jugea étrange l’attitude du garde qui pénétrait dans le cachot. Il était seul et paraissait aux aguets, apeuré. La lourde créature à la trogne bestiale, aux grosses mains en battoir, mais au regard affligé, referma le battant derrière lui et s’avança vers l’enchaîné, murmurant :
— On a peu de temps, mon gars. Laudes* est proche. Mon compère cuve son vin, j’y ai veillé, mais s’réveillera tôt ou tard. J’réfléchis depuis deux jours… C’est pas pécher puisque tu vas mourir, sauf que ce sera interminable. C’est juste pitié de ma part.
Jehan Fauvel ne comprit pas aussitôt. Pourtant, son cœur malmené s’emballa dans sa poitrine.
L’autre poursuivit d’un ton précipité et bas :
— J’chais pas qui c’est qui paie ta délivrance, mais tu peux l’remercier tant qu’il est temps. Il avait donné ça…
Il tira de sa tunique de cuir sans manches un fin mouchoir de batiste et l’approcha du visage tuméfié. Jehan parvint à soulever assez les paupières pour distinguer le grand « H » brodé. Soudain, les larmes l’étouffèrent.
— Y a une poudre d’dans. Assez pour tuer trois bœufs, qu’on m’a dit. J’peux pas te la donner. Y s’douteront que c’est l’un d’ent’nous et j’sais ce qu’y sont capables de faire, j’entends les hurlements tous les jours. J’ai tourné et retourné ça dans ma tête et y a qu’une solution. Si t’es en accord et qu’tu m’offres le pardon de mon acte.
Jehan hocha la tête en signe d’acquiescement, sans même savoir l’issue qu’avait imaginée l’autre. Aucune ne pouvait être pire que celle qui allait lui échoir.
— Si j’t’étrangle ou que j’t’étouffe, y auront aussi des doutes, vu que t’es enchaîné. Y a qu’un moyen, j’te dis. J’te fais avaler ta langue. Avec de l’entraînement, tu pouvais y arriver seul. Ça va pas être beau, mon gars, mais c’est pain béni à côté d’eux.
— De grâce, pour l’amour de Dieu… Je vous pardonne… je vous suis reconnaissant pour l’éternité…
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