Aïcha
idole de bois. « On ne connaît pas de poète qui ne sache ni lire ni écrire, au contraire de Muhammad ibn ‘Abdallâh de Mekka. Son langage blesse l’oreille des véritables poètes jusqu’à la faire saigner. Ses anges ne s’expriment qu’en charabia de Bédouins !» clamait-elle.
La bonne humeur qui régnait dans notre maisonnée depuis le retour de Badr se brisa sur ces vociférations.
Muhammad et ses compagnons ne quittèrent pas la masdjid de toute la matinée, priant et cherchant la meilleure réplique.
À l’heure du repas, le Messager, mon père Abu Bakr et le seigneur Omar ibn al Khattâb s’installèrent sous le grand tamaris pour recevoir les chefs des Aws et des Khazraj qui venaient assurer l’Envoyé de leur fidélité et se soumettre à son jugement.
La tension devint grande.
— Açma bint Marwân est une femme comme nous, gémirent ma mère et d’autres vieilles femmes. Sa faute est une faute de femme. La colère d’Allah rejaillira sur nous toutes.
Personne n’osa les contredire. Les fronts se plissèrent, les visages se durcirent.
Quand les ombres s’allongèrent, une dispute s’éleva sous le tamaris. Je reconnus la voix de mon père et celle d’Omar. Comme toujours, Omar exigeait de la violence :
— Que le Messager me laisse choisir trente hommes sachant tenir la nimcha, cria-t-il, et on n’entendra plus parler de ceux qui ont applaudi les insultes d’Açma bint Marwân ! Avant la nuit, ils danseront en enfer.
Mon père Abu Bakr répliqua :
— Omar, tu es aussi fou que cette furie ! Açma bint Marwân n’est qu’une mouche à merde qui s’écrase avec le poing, et tu veux la guerre dans Yatrib à cause d’elle ?
La voix de mon époux, on ne l’entendit pas. Il aimait laisser ses compagnons se disputer, surtout mon père et Omar, avant de trancher.
Voyant que ces disputes inquiétaient les servantes, Barrayara finit par grincer :
— De quoi avez-vous peur, les filles ? Allah le Tout-Puissant a envoyé Ses cohortes d’anges pour vaincre mille Mekkois. Gloire à Lui ! Et vous, vous tremblotez devant une folle injurieuse ? Mon maître Abu Bakr a raison : quand le Seigneur Dieu le voudra, d’un souffle Il rabattra le clapet de cette hyène.
En vérité, c’est exactement ce qu’il arriva. Souvent, la sagesse de Barrayara était plus grande qu’il n’y paraissait.
3.
Un peu avant la prière de la nuit, j’étais devant ma chambre, seule et perdue dans de sombres pensées. Ce qui advenait semblait vouloir confirmer ma faute. Après les insultes d’Açma bint Marwân, comment oserais-je avouer à mon époux que je l’avais trompé ? L’heure ne serait plus à la clémence.
— Aïcha…
La voix de Talha me fit tressaillir. Il était là devant moi, beau, souriant et léger, comme toujours.
— Talha, que je suis contente de te voir !
— Moi aussi, petite cousine. Cela fait longtemps !
Son regard brillait d’amitié et d’autre chose aussi, qui illuminait son visage comme une victoire et que je devinais sans peine.
Je l’ai déjà dit, Talha était un jeune cousin de mon père. La beauté n’était pas sa seule vertu. Aux temps anciens de Mekka, il avait été parmi les premiers à abandonner les faux dieux pour se soumettre à Allah. Un jour où Muhammad le Messager prêchait la parole d’Allah devant le mur de la Ka’bâ, Talha l’avait écouté toute la journée. Au soir, il ne l’avait plus quitté.
Abu Bakr avait acquis une si grande confiance en lui que, lorsqu’il nous fallut fuir Mekka sous la menace des mercenaires d’Abu Sofyan et des mécréants, c’est à Talha, son courage et sa nimcha, qu’il nous confia, ma mère, mes soeurs et moi, pour atteindre Yatrib.
Talha était l’un des plus instruits de la maisonnée. Il avait appris la lecture et l’écriture dès son jeune âge, en voyageant dans le Nord. Il visitait les marchés de Ghassan et les lieux sacrés des grandes cités avec les caravanes de son clan. Dès notre installation à Yatrib, Muhammad le fit venir près de lui. Les Croyants lettrés lui étaient précieux. Et, comme il n’avait aucune prévention contre l’intelligence des femmes, il me dit un jour :
— Talha va t’enseigner l’écriture et la lecture. L’épouse du Messager ne doit pas être une ignorante. Talha est fidèle et a le coeur pur. Tu ne peux pas être à meilleure école.
C’était peu de temps après cette longue maladie où j’avais perdu mes cheveux.
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