Aïcha
s’égosiller une poule sans plumes.
Talha ne retint pas son rire. Puis il redevint grave.
— Tu ne dois pas te laisser aveugler par les apparences, dit-il. Tu sais que certains des Juifs de Yatrib ne nous respectent qu’à contrecoeur. Les vieux sages et les rabbis de la madrasa n’ont jamais été convaincus que l’Envoyé est un véritable nâbi. Ils lui opposent sans cesse quelque chicanerie. Certains clans, comme les Banu Qaynuqâ et les Banu Nadir, n’ont pas souscrit au contrat de paix et de solidarité conclu entre les Croyants d’Allah et ceux de la Thora.
Ces paroles m’assombrirent.
— Ils ne veulent même plus écouter ben Shalom, poursuivit Talha. Au prétexte qu’il serait un Juif trop ami de l’Envoyé et infecté par les mots d’Allah. ‘Abdallâh ibn Obbayy ibn Seloul, le plus puissant seigneur de Yatrib, le chef de tous les convertis, qui peut dire si on peut se fier à lui ? Il s’incline devant Allah et clame qu’il n’est qu’un Dieu et que Muhammad est son prophète autant qu’Abraham et Moïse furent les prophètes des Juifs. Mais il a interdit à ses hommes d’aller affronter ceux de Mekka à Badr, alors qu’il voyait l’Envoyé partir avec trop peu de guerriers. Omar dit de lui : « Une défaite des Croyants à Badr lui aurait plu. Mais la victoire lui siffle aux oreilles et lui chauffe les fesses. » Je crois qu’il a raison. De nous voir faibles et presque mourants de faim comme nous l’étions l’hiver dernier le rassurerait. Découvrir la puissance d’Allah ne le remplit pas de joie. Il n’est pas le seul. Aujourd’hui, dans les chemins de Yatrib, les sourires hypocrites croissent plus vite que les feuilles de navet. Derrière les murs des fortins juifs, les insultes d’Açma bint Marwân doivent en faire rire beaucoup.
Je pris peur :
— Alors Omar a raison ? murmurai-je. C’est la guerre qui revient ?
Talha m’offrit aussitôt un sourire doux et triste :
— Ne crains rien, Aïcha ! Nous sommes entre les mains d’Allah et de Son Envoyé. Ce n’est pas à nous d’avoir peur de demain.
Ainsi était Talha. Jamais, de toute ma vie, je n’ai vu le doute l’effleurer.
5.
Et il avait raison.
Muhammad pria avec ses compagnons toute la nuit. Au matin, sous le tamaris, il ordonna un jeûne jusqu’à la fin du mois de ramadan. Du lever au coucher du soleil, nul ne devait prendre de nourriture ni boire. Il dit :
— Le Coran a été révélé à l’Envoyé comme la voie droite des humains. Cela s’est passé pendant un mois de ramadan. Les anges d’Allah ont vaincu les Mekkois à Badr en un jour du mois de ramadan. Ramadan sera le mois où nous montrerons à Allah le Clément et Miséricordieux notre reconnaissance et notre obéissance. « Jeûnez de l’aube au coucher de soleil. Mangez et buvez durant la nuit jusqu’à ce que le jour sépare le fil blanc du fil noir » [2] . Ainsi nous pourrons séparer ceux qui vivent dans la crainte du Clément et Miséricordieux des hypocrites qui ne montrent que des grimaces de soumission.
Occasionnellement, les polythéistes de Mekka jeûnaient. Les Juifs de Yatrib aussi, avec assiduité, pour leurs fêtes. Mais jeûner tout un mois, cela était bien différent. Chacun comprit que l’Envoyé voulait obliger les mécréants et les hypocrites à se dévoiler.
Alors que les ombres s’allongeaient et que la nuit approchait, des seigneurs aws et khazraj vinrent dans la cour et posèrent toutes sortes de questions. Ils envisageaient mille raisons pour échapper au devoir du jeûne. L’épreuve ne serait pas aisée à faire respecter dans toutes les maisons.
L’Envoyé leur répondit calmement, sans élever la voix, mais sans rien retrancher de ce qu’il avait ordonné. Comme ils discutaient trop et commençaient à vouloir marchander, il leur déclara sèchement :
— Venez-vous me demander la juste voie ou voulez-vous que je vous indique la route la plus certaine vers l’enfer ? Choisissez vite, et dans votre coeur. Allah vous regarde et s’impatiente.
Lorsque le soleil disparut à l’horizon, la soupe bouillait sur les feux depuis longtemps. Tout le monde se précipita. Rires et cris. Les enfants se disputèrent. Les épouses apportèrent à leurs époux des écuelles et des cruches de soupe fumante. Muhammad avait demandé aux servantes de dresser le tapis de repas sous le tamaris, afin qu’il puisse y rester avec ses compagnons. On y avait allumé des lampes. Je refusai
Weitere Kostenlose Bücher