Aïcha
autant que le sien, bien qu’un coup d’oeil lui ait suffi, j’en suis certaine, à juger le fond sombre de mon humeur. D’une voix paisible il m’annonça :
— L’Envoyé te dit qu’il passera la nuit dans la mosquée, en prière avec ses compagnons.
Un lâche soulagement m’envahit aussitôt. Ce ne serait pas cette nuit que j’aurais à avouer ma faute ! De nouveau Allah m’accordait un répit ! Ces pensées me couvrirent aussitôt de honte.
Je ne répondis pas à Talha, mais baissai le visage, incapable de soutenir son regard. Peut-être qu’en cet instant-là, s’il avait prononcé un mot, posé une question, j’aurais été incapable de taire ce qui me tourmentait.
Par chance, il se méprit sur ma tristesse. Il voulut me rassurer sur la raison qui gardait Muhammad loin de moi. La voix douce, il ajouta que mon époux avait marqué devant tous sa frustration de devoir rester loin de moi pour cette nuit :
— Depuis la bataille de Badr, chacun voit le bonheur qu’il éprouve à te rejoindre. Cela fait la joie de beaucoup… et la jalousie de quelques-uns.
Le rire de Talha allégea ses paroles. Tout de même, la lumière du crépuscule ne put masquer le rouge qui me brûlait les joues.
— Malgré les cris et les braillements, ne crains rien pour lui, poursuivit Talha. Allah, le Saint Miséricordieux, conseille Son messager sur la juste voie. Comme toujours.
Cette fois, je sus relever le front et approuver :
— J’ai entendu la dispute entre mon père Abu Bakr et Omar, dis-je d’une voix mal assurée. Il me semble que mon père a raison. Qui voudrait d’une guerre dans Yatrib ? Ce serait rappeler les démons de la division sur nous. L’Envoyé n’est-il pas venu ici afin que les clans, unis sous la paume d’Allah, soient en paix ?
Talha approuva d’un signe. Il ne répugnait jamais à discuter des affaires des Croyants avec moi, malgré mon jeune âge. Aujourd’hui, je sais qu’il ne le faisait pas de sa propre initiative. Muhammad avait convaincu mon père qu’il était bon pour moi d’être éduquée aussi dans ces affaires-là. Il lui avait dit :
— Ta fille est trop jeune pour ne pas me survivre. Et elle te survivra aussi. Ce jour-là, elle sera seule avec son jugement, et crois-tu que Dieu ne place aucun destin en elle ?
Aussi Talha me confia-t-il sans hésiter ce qui depuis l’aube agitait la maisonnée :
— Tu connais Omar et tu connais ton père. Ils aiment autant se disputer que se réconcilier. Ils ne peuvent se passer l’un de l’autre. L’Envoyé lui-même en rit et en profite. Il a ainsi toujours le choix des chemins, ce qui est le devoir de celui qui guide.
C’était vrai, et j’acquiesçai avec un maigre sourire. Écouter Talha me faisait le plus grand bien. Sa voix m’apaisait et me détournait de mes pensées obsédantes.
— L’Envoyé sait qu’il ne doit pas prendre ce qui vient de se passer à la légère, m’expliqua-t-il. Cette folle d’Açma bint Marwân n’est que la tête d’un serpent aux nombreux corps. Ceux que l’on ne voit pas sont dix fois plus venimeux qu’elle. Nos pires ennemis n’avancent jamais sous le soleil à visage découvert. Ils ont trop peur et vont à la chasse en se dissimulant sous la peau d’un tigre déjà tué.
Ainsi, Açma bint Marwân n’était pas seulement la poétesse des païens adorateurs du faux dieu Manât. Derrière elle se dissimulait son maître en poésie, le vieil Abu ‘Afak. Celui-là était possédé d’une haine ancienne envers Muhammad le Messager. Bien des années plus tôt, il était venu l’insulter devant la Ka’bâ. Le lendemain, un complot avait failli coûter la vie à mon époux.
— Abu ‘Afak n’est que la bouche édentée de nos ennemis de Mekka : Abu Lahab, Abu Sofyan, son beau-père Abu Otba… Tous ils étaient à la bataille de Badr. Aujourd’hui, seul Abu Sofyan a encore la tête sur les épaules. L’humiliation de la défaite et la soif de vengeance grondent dans Mekka. Abu ‘Afak est devenu leur crieur dans Yatrib. Mais il tremble de peur. Alors il se cache sous la tunique d’Açma bint Marwân. Il sait qu’elle est folle.
Avec l’aplomb de mon ignorance et toute la fierté de ce que j’avais vu à Badr auprès de mon époux, je dis :
— Mon père a raison. Allah a envoyé Ses anges pour disperser les Mekkois comme de la vieille poussière alors qu’ils étaient mille. Entendre crier Açma bint Marwân, c’est comme entendre
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