Aïcha
l’aide de Barrayara et apportai à mon époux sa cruche et son écuelle. J’allais me retirer quand il referma doucement les doigts sur mon poignet :
— Aïcha, mon miel, mon épouse, as-tu mangé ?
— Pas encore.
— Attends…
Devant tous, devant mon père Abu Bakr, il prit sa cuillère de bois d’olivier, la plongea dans la soupe épaisse pour remplir son écuelle, qu’il me tendit :
— Mange avant moi. À ton âge, la faim est violente. Allah, je le sais, sera très heureux de te voir le ventre plein.
Il y eut des rires. Le geste de Muhammad était teinté d’attention et de tendresse, mais son subtil jeu de mots en disait plus long qu’il n’y paraissait.
J’en eus la gorge nouée. J’avalai presque de travers la cuillerée de soupe. Avant que je puisse réagir, Omar demanda :
— Une chose que tu n’as pas dite, Envoyé. Durant ce mois de jeûne, les nuits seront aussi longues que les jours. Que deviendra la couche de nos épouses ?
Au lieu de répondre tout de suite, Muhammad garda les yeux sur moi. Il prit ma main, en porta la paume à ses lèvres. Sans tourner la tête vers Omar, il déclara :
— Mon épouse est source de paix. Si la vôtre l’est aussi, pourquoi Allah l’écarterait-il de vous ?
Les glapissements d’approbation masquèrent mon trouble. Mon époux dut sentir ma main frémir dans la sienne. Je pensai : « Il sait, il sait ! Oh, Allah lui a tout confié, il sait !»
Je tremblais, mes genoux allaient céder. Pourtant, dans la lumière dansante des lampes, le sourire de Muhammad était doux et bon. Il abandonna ma main pour reprendre son écuelle, quand une voix dans la pénombre, peut-être celle de son oncle Abu Hamza, lança en plaisantant :
— S’il en est une que j’irais bien retrouver ce soir, et avec une lame aussi longue que nécessaire, c’est cette Açma bint Marwân de malheur !
Il y eut des éclats de rire approbateurs. Muhammad souffla sur sa soupe encore fumante. Alors que je lui tournais le dos pour rejoindre les femmes, il soupira :
— Par Dieu ! Celle-là, qui se plaindrait de ne plus l’entendre ?
Cette nuit-là, l’Envoyé entra dans ma chambre très tard. Il s’allongea près de moi sans ôter son manteau. Avant que je ne puisse esquisser le moindre geste, sa main caressa mon visage. Il me ferma les yeux et la bouche. Je connaissais le sens de ce geste. Souvent, alors qu’il demeurait près de moi, Muhammad sentait la présence de l’ange Djibril et il ne voulait pas que son attention soit divertie.
Parfois Djibril lui apparaissait et lui confiait la parole d’Allah comme cela avait eu lieu à Badr. D’autres fois, l’ange se contentait d’être présent en silence dans les pensées de mon époux. Dans ces moments-là, Muhammad m’assurait que ma présence plaisait à Djibril, mais que mon mutisme lui était tout autant nécessaire. Cela pouvait durer longtemps, quelquefois jusqu’à l’aube.
Bien des décisions importantes de l’Envoyé ont été le fruit de ces longues nuits de pensées sous la paume d’Allah. Ce soir-là, je me doutais qu’il lui faudrait le plus grand discernement pour trouver la route du bien parmi les ombres et les confusions que les mécréants et les hypocrites jetaient sans cesse devant lui. Dans l’espoir de lui être le poids le plus léger, je me contraignis à l’immobilité et réglai ma respiration sur la sienne.
Qu’Allah me pardonne. La tension et la longue journée me fermèrent les paupières. Je m’endormis sans m’en rendre compte. Lorsque je rouvris les yeux, le jour était là et, à mon côté, la place était vide. Je me précipitai dehors. C’était le moment de la prière du matin. Barrayara me prit le bras et m’adressa un large sourire.
— J’avais raison, me chuchota-t-elle. Il a suffi que ton époux souffle sur sa soupe. Cette folle d’Açma bint Marwân ne crachera plus d’insultes sur nous.
Plus tard dans la cuisine, chacune commenta l’événement. Je finis par tout apprendre.
Au coeur de la nuit, les servantes d’Açma bint Marwân avaient entendu un appel. Elles avaient hésité, puis s’étaient décidées à allumer une mèche de lampe. Elles avaient découvert leur maîtresse, une dague lui perçant de part en part la poitrine. Son dernier-né dormait encore à son côté. Le clan de la poétesse avait crié vengeance. Mais l’assassin ne se cachait pas. Il s’appelait ‘Omayr ibn ‘Adî et appartenait aux Banu
Weitere Kostenlose Bücher