Aïcha
bons pour humilier les femmes de chez nous. Les occasions ne manquaient pas : l’attirance pour les bijoux était forte, il y en avait toujours quelques-unes pour braver leurs sarcasmes.
C’est ainsi que le pire arriva.
Le soleil n’était pas encore au zénith quand la nouvelle se répandit dans notre cour. Comme toujours, Barrayara fut la mieux informée. Devant les femmes de la maisonnée qui se mordaient les mains de stupeur, elle annonça qu’une nouvelle épouse très pieuse s’était fait molester le matin chez un orfèvre des Banu Qaynuqâ. Elle s’appelait Omm Safyia, elle avait à peine vingt ans. Son premier époux était mort à Badr, percé par les flèches mekkoises.
Les yeux mouillés, Barrayara raconta :
— Son beau-frère Kitab ibn al Wâqidi l’a prise pour troisième épouse la semaine dernière. Il n’a pas une année de plus qu’elle. Toute une nuit, Kitab a remercié Allah de lui donner pareille épouse. Il lui a promis un collier d’or pour le jour où elle serait enceinte de son désir. Omm Safyia était si impatiente de posséder ce collier qu’elle est allée traîner chez les orfèvres du marché. Elle voulait rêver devant les bijoux et pouvoir conseiller son jeune époux. Elle savait pourtant à quoi s’attendre. C’est une femme très belle, à la longue chevelure nouée sur des reins de vent. Elle possède la peau des Bédouines de Mekka, sombre et fine comme le crépuscule et l’aurore. Elle n’a été grosse que d’une fille, et sa silhouette ferait lever les djinns de la poussière, sans compter les hommes concupiscents. La voilà donc qui caresse et palpe l’or des Banu Qaynuqâ comme si de rien n’était. Le marchand la fait s’accroupir devant un petit coffre scintillant. Un gamin passe derrière elle pendant qu’elle s’aveugle devant tant de richesses. Il agrafe sa tunique avec une fibule. Quand Omm Safyia se relève, elle montre l’or de son corps à tous ceux qui n’auraient jamais dû le voir…
Barrayara n’eut pas besoin d’en dire plus. Le reste, nous pouvions toutes l’imaginer. Cris, larmes, insultes, humiliation et fureur de l’époux. Kitab se précipitant la lame haut levée sur le marchand juif. Le tuant net. Mourant lui-même sous les dagues des Banu Qaynuqâ, trop contents du massacre.
Ce fut comme un vent d’est sifflant sur les braises d’un amas de palmes sèches. Déjà mis à vif par le grand effort du jeûne, les coeurs des Croyants d’Allah s’embrasèrent d’un coup.
Deux jours durant je ne vis Muhammad que de loin sous le tamaris. Mon père Abu Bakr ne le quittait pas. Ma mère Omm Roumane passa toute une matinée dans ma chambre, se plaignant de ne jamais plus voir son époux :
— Abu Bakr n’apparaît pas même pour manger la soupe à la nuit tombée. Encore quatre jours et le jeûne s’achèvera, mais il n’est jamais chez nous. Si seulement il allait dans la couche de sa deuxième épouse ou de la troisième, on se réjouirait ! Mais non. Aucune de nous ne l’intéresse.
En vérité, tous les chefs des clans alliés vinrent s’incliner devant mon époux sous le tamaris. Dix fois son ami Ubadia ben Shalom vint, repartit, revint. Il était le seul Juif à oser poser le pied chez nous.
Il y eut de grands rassemblements jusque devant les chambres des femmes. Aussi vaste que soit devenue la nouvelle mosquée, elle paraissait trop petite. L’Envoyé y prononça deux prêches devant tous. Il annonça que la mort de Kitab ibn al Wâqidi ne resterait pas impunie. Allah le Bien-Informé châtierait les insulteurs de Safyia. Il dit :
— Il n’y a de Dieu que Dieu. Il place les Croyants sous Son aile. Il fait triompher Ses prophètes selon Son désir. Il est puissant en tout [6] . Les hypocrites parlent d’une demi-bouche. La partie qui s’ouvre ment et l’autre espère toujours qu’il y a plus puissant qu’Allah. Ils sont pétris d’ignorance.
Le soir même, Ubadia ben Shalom revint en compagnie de l’un des plus importants seigneurs de Yatrib, ‘Abdallâh ibn Obbayy ibn Seloul. Ce grand vieillard mince et beau, aux sourcils si touffus qu’on ne voyait pas ses yeux, était le chef de tous les convertis de Yatrib. Il était également écouté et respecté par tous les autres clans, les Banu Nadir, les Banu Qaynuqâ…
Nous, les femmes, nous étions dans la cour, le coeur tapant dans la poitrine. Ibn Obbayy ibn Seloul croisa les mains sur sa poitrine et s’inclina avec respect devant
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