Aïcha
.
C’était l’oeuvre de ce jeûne : seuls les vrais Croyants sauraient l’endurer. Chaque jour, Muhammad allait d’une cour à l’autre afin de déceler ceux qui trichaient. Quand le soleil était le plus violent, on l’apercevait encore dans les chemins, et avec tant d’assiduité et de vigueur que, pour une fois, je vis mon père peiner à se montrer aussi solide et indifférent à la fatigue.
L’humeur de Yatrib tout entière commença à s’en ressentir. Ce furent d’abord des choses sans importance, des petites colères pour des broutilles. Mon père et Omar durent seconder l’Envoyé pour apaiser ici et là des disputes inutiles. Finalement, les cris et les controverses enflèrent jusque sous le tamaris de notre cour.
Une nuit, mon époux s’allongea près de moi tout vibrant de courroux. Il saisit ma main si fortement que je dus serrer les mâchoires pour ne pas laisser échapper une plainte.
— Par Dieu, soupira-t-il, j’ai la tête qui bourdonne d’avoir entendu tant de sottises.
Je n’osais ouvrir la bouche et ne savais comment le réconforter. Mes mots auraient été impuissants. Et ma culpabilité me retenait. Mais, à ma grande surprise, Muhammad ne fut pas long à trouver le sommeil. La fatigue le vainquit. Il avait laissé sa main dans la mienne et son souffle régulier, paisible et profond, vibrait jusque dans ma paume.
Un bonheur sans pareil m’envahit. Rien ne pouvait me rendre plus heureuse que de savoir mon bien-aimé capable de trouver la paix en me prenant la main pour ne pas la lâcher !
Une bonne partie de la nuit, je gardai les yeux ouverts et remerciai le Tout-Puissant du don inouï qu’il me faisait.
Au matin, après la prière qui nous réunissait tous dans la nouvelle mosquée, Muhammad monta sur les briques qui lui servaient d’estrade pour prendre la parole. Devant tous, il déclara :
— Hier soir, j’avais les oreilles si emplies de vos jérémiades que j’ai cru ne pas trouver le sommeil. Heureusement, j’ai entendu le coeur très en paix de mon épouse Aïcha. C’était la clémence et la miséricorde de Dieu. Et l’ange Djibril est venu visiter mon sommeil. Je me suis réveillé avec Ses mots dans la bouche. Il vous dit : « Ô vous qui croyez, n’élevez pas la voix au-dessus de celle de votre nâbi. Ne parlez pas devant lui en haussant le ton comme si vous étiez entre vous dans les discutailleries du souk. Avec ces mauvaises manières, vos bonnes actions risquent de s’amoindrir sans même que vous ne vous en rendiez compte » [5] .
L’humeur querelleuse des Croyants d’Allah n’avait pas échappé aux habitants de Yatrib. Ceux qui depuis la bataille de Badr cherchaient un défaut dans la cuirasse de l’Envoyé crurent l’avoir trouvé.
La clémence
1.
La bataille de Badr avait laissé une trentaine de veuves. Selon la tradition, le devoir des frères, des oncles ou des cousins des morts était de les prendre pour seconde, troisième ou quatrième épouse. L’Envoyé veilla à ce que cette règle soit respectée. Aucune des épouses des héros tombés à Badr ne devait connaître la solitude et la pauvreté des veuves abandonnées. Parfois, les nouvelles alliances se faisaient sous la contrainte. D’autres fois, elles étaient une bénédiction du Tout-Puissant. Les époux brûlaient d’un plaisir neuf. Heureux en amour et possédant quelques richesses, les nouveaux maris se montraient impatients d’orner leurs nouvelles bien-aimées de bijoux. Les élues couraient alors aux étals des orfèvres du marché afin de conseiller leurs époux dans leurs choix. Or tous les orfèvres de Yatrib étaient des Banu Qaynuqâ. S’il y avait des ennemis d’Allah dans Yatrib, c’étaient eux.
Depuis le premier jour où Muhammad le Messager avait posé sa semelle sur la terre de l’oasis, ils s’étaient opposés à ses décisions et au pacte de paix conclu entre certains clans juifs et les clans des Aws et des Khazraj. Les Banu Qaynuqâ, orfèvres célèbres dans tout le Hedjaz, forgeaient également les épées et les cuirasses de nombreuses familles. Ils pensaient en tirer un pouvoir particulier. Dans le secret de la synagogue, ils avaient manoeuvré pour chasser de Yatrib les Croyants d’Allah. En vain. Cette impuissance les enrageait.
La victoire de Badr n’avait fait que renforcer leur haine pour l’Envoyé, celui qu’ils s’obstinaient à appeler le « faux nâbi de Mekka ». Tous les prétextes leur étaient
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