Aïcha
les linges. Quand enfin je pus lui laver les cheveux, il demeura immobile et silencieux. Je voulus qu’il s’allonge. La tête lui tournait et il dut s’appuyer sur mon épaule pour traverser la chambre. Sur ma nuque, son souffle était plus brûlant que le vent du Nefoud.
Nous atteignîmes la couche mais il préféra s’asseoir sur son tabouret. Je crus qu’il allait s’écrouler sous l’effet de la fatigue et de la douleur. Je baisai son front. Il était moite. Ses yeux brillaient étrangement. Ses lèvres étaient chaudes et gonflées. Son corps était parcouru de frissons. Je compris que sa rencontre avec l’ange approchait !
Je lançai à Hafsa :
— Va chercher le manteau de notre époux !
— Il est déchiré et puant de sang, fit-elle, toujours en pleurs. Laisse-moi le laver d’abord et apporter une couverture pour que notre époux ne prenne pas froid.
— Non, non ! Dépêche-toi ! répétai-je, impatiente. Apporte vite son manteau et laisse-nous.
Hafsa ouvrit la bouche pour protester. Mais quand elle vit le regard de Muhammad, elle comprit que quelque chose d’important allait se produire. Elle pâlit et obéit.
Je saisis le manteau et dis :
— Ô Apôtre de Dieu, mon époux très aimé, ce combat contre les idolâtres, tu savais avant de quitter Madina qu’il ne serait pas celui de la victoire. Tu me l’as confié. Tu n’y es allé que pour te soumettre au jugement d’Allah. Maintenant, l’ange du Tout-Puissant s’approche de toi. Je le sens.
Muhammad leva les yeux, mais il ne vit rien de moi. Pas plus qu’il ne voyait les choses de ce monde que nous, toi qui lis et moi qui écris, nous voyons. Il se détourna, trembla et gémit :
— Oh, frère Djibril, as-tu assisté à notre débâcle ? Je t’ai appelé, je t’ai appelé, sans réponse ! Le Seigneur des mondes se détournerait-Il de nous ?
Il leva la tête et tendit les bras. Un nouveau frisson l’ébranla tout entier. Je jetai sur lui son grand manteau lourd de sang. La voix de Djibril devint sienne. Elle emplit tout l’espace comme si elle voulait s’inscrire sur les murs de la chambre.
Je me souviens encore de ses paroles :
— Quand Allah vous secourt, nul ne peut vous atteindre. D’autre appui que Lui, vous n’en avez pas besoin !
« Aujourd’hui défaite. C’est la volonté d’Allah. Ainsi se reconnaissent les Croyants véritables et ceux qui se tiennent dans l’apparence.
« Aux hypocrites, il a été dit : Montez sur le chemin d’Allah et combattez.
« Ils ont répondu : Aujourd’hui on ne sait pas combattre.
« Paroles d’incroyants et de faussaires. Allah sait ce qu’ils cachent. Quand ils Le louangent, le souffle de leurs mots ne vient pas de leur coeur.
« Dis-leur : “Le croyant sincère n’écarte pas la mort, car sur le sentier d’Allah les tués sont vivants auprès de leur Seigneur et gratifiés des mille grâces du Paradis !”
« Que les incrédules ne t’attristent pas. Ils ne blessent pas Allah. Le tourment infernal, c’est eux qui le connaîtront dans la vie dernière. Pour les autres, la peur des combats à venir est inutile. Sur le chemin droit, la Grâce d’Allah est immense [14] . »
3.
De ce jour, plus rien ne fut pareil.
Le lendemain, avant la prière du soir, Muhammad, qui avait récupéré ses forces, monta à l’escalier du prêche et répéta les mots de l’ange de Dieu. Ce fut comme si le Tout-Puissant tranchait le monde entre les hypocrites et les véritables Croyants.
Au matin suivant, Abdallâh ibn Obbayy se présenta dans notre cour. Lui, le seigneur des Ansars qui avait abandonné l’Envoyé et ses combattants avant la bataille.
Il se comporta comme s’il venait mesurer les pertes dans nos rangs. Sous le tamaris et contre les murs de la masdjid, les plus vaillants enduisaient eux-mêmes leurs plaies d’onguents et de potions. Les servantes, les soeurs, les filles et les épouses, courant de droite et de gauche, soignaient les plus atteints. Les feux des cuisines étaient poussés à leur comble. On y faisait rougir les fers à cicatriser. Les plaintes et les prières se mêlaient à l’odeur des chairs brûlées et des herbes bouillies dans la graisse de mouton.
Muhammad se tenait là. Il s’agenouillait devant les blessés et les estropiés, leur donnait à boire et aidait les femmes à tendre les bandages.
Moi aussi, j’étais présente, prodiguant mes soins ici et là.
Ibn Obbayy déambulait parmi les blessés,
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