Aïcha
Sinaï ?
La parole est parfois plus blessante qu’une nimcha. Plus mortelle qu’une morsure de serpent. Les rumeurs propagées par les Ansars faisaient mal. Les Chrétiens et les Juifs accusaient le Prophète de s’éloigner de la Torah et des Évangiles, d’introduire des moeurs malsaines chez les femmes, de les laisser parler et se comporter comme des hommes jusque dans leur couche.
— Un Messager véritable saurait respecter la qibla [16] , glapissaient-ils. Il n’y a de parole vers Dieu que la face tournée vers Jérusalem. Telle est la loi depuis le temps d’Abraham et des vrais prophètes. Muhammad l’a fait au début. Mais, depuis sa victoire à Badr, il a changé d’avis. Il a ordonné aux Croyants d’Allah de prier la face vers Mekka… Et voilà le résultat !
— Le mal, disaient-ils, vient de l’ignorance de Muhammad ibn ‘Abdallâh. Un Envoyé de Dieu qui ne sait ni lire ni écrire !
Ces accusations mettaient Hafsa hors d’elle. Elle qui connaissait les textes.
— Tu ne peux pas laisser passer ces calomnies sans réagir ! déclara-t-elle un jour devant moi à notre époux. Les vieux de la synagogue oublient que Dieu a puni leurs ancêtres plus d’une fois, parce qu’ils ne suivaient pas Sa justice. C’est écrit dans les rouleaux anciens.
D’ordinaire, en temps de paix, Ali, Talha ou Zayd lisait chaque jour les textes des fils d’Abraham et de Moïse à mon époux. Et aussi les textes où se déployait la sagesse des prophètes. Mais, à ce moment-là, tous trois soignaient leurs blessures. D’autres compagnons se proposèrent de lui faire la lecture, mais Muhammad s’ennuya.
Un soir, notre époux nous convia toutes les deux, Hafsa et moi, dans le fond de la mosquée :
— Hafsa dit que les rouleaux du passé contiennent de quoi répondre à nos détracteurs. Puisqu’ils m’accusent de laisser nos femmes se comporter comme des hommes, peut-être pourriez-vous leur montrer, vous, que c’est justice ?
Cela prit plus d’un mois. La chaleur de l’été pesait déjà de tout son poids sur l’oasis. Hafsa et moi passions nos journées à lire les écritures. Barrayara et les servantes, sans doute envieuses de la confiance du Messager, nous reprochaient de négliger les tâches domestiques.
J’avoue, ô lecteur, qu’Hafsa lisait plus vite que moi et savait mieux discerner l’utile de l’inutile. En vérité, je ne lui fus pas d’une grande aide, et c’est elle qui m’apprit beaucoup.
Enfin arriva le jour où notre époux annonça à tous ceux qui l’écoutaient sous le tamaris qu’ils ne devaient plus prêter attention aux protestations venant des Ansars, des Juifs et des Chrétiens.
— Que les Croyants d’Allah prient en se tournant vers la Ka’bâ, chacun en connaît la raison depuis longtemps, dit-il. La Pierre Noire de Mekka est tout aussi sacrée que la terre de Jérusalem. Depuis des siècles, aucun hanif d’Arabie ne l’ignore. Les Juifs, eux, feignent de l’oublier. Il est écrit qu’Abraham-Ibrahim lui-même a désigné cette place. Il est arrivé là avec Agar, sa servante, la mère de son fils Ismaël. En vérité, la bataille d’Uhud l’a prouvé : il n’y a pas de devoir plus important pour les Croyants d’Allah que de détruire les idoles païennes qui se trouvent autour de la Ka’bâ, ainsi qu’Abraham lui-même le fit avec celles de son père dans les montagnes d’Harran.
Les paroles de mon époux, claires et limpides, se déposèrent tel un baume dans le coeur des fidèles.
5.
Ô lecteur de ces lignes, sache que les temps que je décris furent fort difficiles pour les Croyants.
Il avait suffi d’une seule bataille perdue, celle d’Uhud, pour que l’alliance entre les adeptes d’Allah, les Juifs, les Chrétiens et les Ansars se fissure. Or la réponse de l’Envoyé d’Allah aux allégations des douteurs mirent ceux-là encore plus en colère. De nouvelles chansons insultantes résonnèrent sur la place du marché et dans les champs. Et, comme si Dieu voulait augmenter le poids de l’épreuve qu’il nous imposait, l’été cette année-là fut particulièrement torride. Le ciel en feu pesait sur nos épaules et nous, exténués, attendions, impatients, le crépuscule pour pouvoir enfin respirer.
Une fin d’après-midi, alors que je me préparais à sortir en me cachant sous des voiles pour me protéger du soleil encore brûlant, j’entendis dans la mosquée la voix enragée d’Omar :
— Ô Apôtre
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