Alias Caracalla
nouvelle : je suis fiancée à Frédéric. »
Je pense à Domino : pourquoi ai-je renoncé ? Se
méprenant sur mon silence, elle me dit en riant :
« C’est tout ce que ça te fait ?
— Excuse-moi, c’est l’émotion. Je ne te croyais
pas aussi vieille. »
Elle me conduit sur la terrasse, où Frédéric l’attend.
Les yeux intelligents de ce grand garçon aux cheveux noirs éclairent un visage de fille, étroit et pâle,
d’une expression dure et parfois méprisante. C’est
un crac : lauréat du concours général. Je le félicite
de sa double performance, triompher au concours
et kidnapper Caroline.
« Mais, il ne m’a pas kidnappée, coupe-t-elle vivement. Je l’aime.
— Excuse-moi de troubler ton bonheur, je suis
seulement venu t’embrasser avant mon départ. »
Tous deux m’observent avec étonnement : « Quel
départ ? » À mon tour, je suis surpris qu’il y ait des
jeunes à Pau qui ignorent tout de ce départ préparé
par la distribution de trois mille tracts. Pressentantsoudain l’incongruité de ma visite, je balbutie : « Mais
pour me battre ! » Cette fois, ils me dévisagent,
étonnés : « Avec qui veux-tu te battre ? La guerre
est finie. »
Un instant, je vacille. Est-il possible que des amoureux traversent la catastrophe finale de l’histoire de
France avec une telle insouciance ? J’insulterais toute
autre fille que Caroline. Je m’assois pour tenter de
leur faire comprendre la gravité des événements.
« C’est vrai, dit Caroline, qu’à la maison mon père
est muré dans le silence depuis quelques jours.
Maman se cache pour pleurer. Mais ici, tu le sais,
nous ne parlons jamais politique. Notre patrie, c’est
la montagne. » Elle parle avec l’innocence intacte de
notre enfance qui sanctifie son visage de petite fille
espiègle.
Comme il me reste peu de temps pour rejoindre
Domino, je prends congé, non sans leur lancer :
« J’espère que les Boches seront bien gentils avec
vous. » Elle sourit toujours, mais le garçon fronce
les sourcils :
« Pourquoi dis-tu ça ?
— Mais parce que vous ne semblez pas comprendre que les Allemands sont à Bordeaux et que dans
quelques heures ils seront à Pau. La suite de leur
conduite est connue par le martyre de la Pologne.
— Tu ne parles pas sérieusement ?
— Ce n’est pas aujourd’hui que j’ai envie de plaisanter.
— Attends-moi, je t’accompagne. »
Frédéric se tourne vers Caroline :
« Je reviens, mais j’ai besoin de parler avec lui.
— Surtout ne l’écoute pas : c’est un fou ! »
Sur ces mots, comme toujours, Caroline plaque
deux baisers sonores sur mes joues.
Avec Frédéric, nous remontons lentement les allées
du parc Beaumont. La masse des réfugiés a défiguré
l’endroit, autrefois désert, aujourd’hui bruyant et
sale.
Après m’avoir écouté, Frédéric me demande : « Tu
as trouvé un bateau ? » J’ai dit que je n’y avais pas
pensé. Où et à qui s’adresser à Bayonne ? Je sais à
peine où se trouve le port. Depuis toujours, je fréquente les plages de la côte basque, et nous apercevons au loin les cargos amarrés, au milieu de la zone
industrielle du Boucau, non loin de l’embouchure
de l’Adour. Jamais nous n’avons traversé le fleuve.
« Sais-tu au moins où tu vas ? » Je suis plus assuré :
« Rejoindre l’armée française dans l’empire. » Je
parle en forçant le ton pour tenter de reprendre
l’avantage. « Qui te dit que l’empire va poursuivre la
guerre ? La paix concerne aussi les colonies. La longueur de la traversée te fera débarquer là-bas après la
signature de l’armistice. Tu auras bonne mine. Quant
à moi, j’ai toujours eu peur du ridicule. »
Avec dédain, il refuse d’avance une invitation que
je n’ai pas formulée. Je lui dis : « L’armistice n’est
pas certain.
— Mais non, c’est fini, crois-moi. »
Bien qu’après le discours de Baudouin et le communiqué du gouvernement de Londres cela puisse
s’examiner, je refuse de discuter. Nous passons
devant le lycée. Le temps presse. Je cherche un
axiome irréfutable que me souffle L’Action française :
« Je n’ai pas envie d’être l’esclave des Boches.
— Qui te parle de ça. Nous ne sommes pas dépourvus d’atouts pour tenir la dragée haute aux Allemands
[il ne dit pas les Boches]. Il y a des choses que le
monde ne laissera pas faire à Hitler.
— Jusqu’à
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