Alias Caracalla
est 5 heures et demie quand j’arrive dans
son bureau. Il me reçoit chaleureusement : « Ça
marche, ton truc ! Tu es doué pour les réunions.
Quand tu reviendras, je te confierai des tâches. »
Le succès dépasse nos prévisions. Plus de cent
personnes sont déjà là, et il en arrive de partout.
Presque tous les garçons, parfois très jeunes, sont
accompagnés de leurs parents. Dans le hall, le bruit
est assourdissant, répercuté par les voûtes. Comment me faire entendre ? Où trouver une place pourqu’ils me voient et m’écoutent ? Monter sur une
chaise ou une table ?
Me Verdenal m’en dissuade : « Tu vas être roulé par
terre. Installe-toi sur la deuxième ou la troisième
marche de l’escalier qui conduit à mon bureau, et
surtout essaye d’obtenir le silence. »
Effectivement, de cet endroit, je domine la foule.
Le bruit ne cesse d’enfler. J’ai prévu de lancer un
appel patriotique rendant hommage aux combattants puis de proclamer « la patrie en danger » avant
de terminer aux cris de « Mort aux Boches ! Vive la
France ! ». Face à la pétaudière, ce nouveau coup
de clairon me semble soudain incongru.
Ceux qui m’entourent me prennent pour un simple curieux à la recherche d’une connaissance. Résigné, je commence par expliquer à mes voisins les
plus proches notre projet de départ. Dès que j’ai terminé, les questions fusent :
« Êtes-vous attendus à Bayonne ?
— Avez-vous un correspondant au Maroc ?
— Comment ferez-vous pour ne pas être coulés ?
— Et si l’empire refuse la guerre ?
— Que se passera-t-il si l’Afrique fait la paix ?
— Avez-vous prévu le retour ?
— Que ferez-vous si les Allemands débarquent au
Maroc ? »
Une dame distinguée me demande si j’ai réservé
des cabines sur le bateau et si je me suis assuré de la
qualité de la nourriture. Son fils a l’estomac fragile.
Aux questions les plus saugrenues se mêlent des
critiques :
« Comment pouvez-vous faire venir des jeunes
gens sans avoir de projet sérieux à leur proposer ?
C’est une honte !
— Tout ça, c’est du bluff !
— Quel enfantillage d’annoncer votre départ alors
que rien n’est organisé ! On ne se moque pas des
gens de cette manière.
— Je suis d’accord si vous me donnez le nom du
bateau. »
Déçu par ces réactions, me revient à l’esprit un
mot de Paul Valéry recopié la veille dans mon
cahier : « Combien de gens sont morts pour ne pas
avoir lâché leur parapluie ! »
Il est 7 heures passées, et la foule est toujours
aussi agitée. Je distingue Marmissolle, Roy et Bianchi
arrivant de la rue des Cordeliers : « Là-bas, c’est
fini. La police a dispersé les badauds. Mais ici,
quelle foule ! Mais attention, il y a pas mal de cons !
— Qu’est-ce qu’on fait ? demande Roy.
— Faites passer le mot d’ordre à tout le monde :
rendez-vous ce soir à 9 heures et demie devant le
monument aux morts du 18 e sur la place de Verdun
pour une minute de silence. Ceux qui veulent partir
doivent venir avec leur valise. Maintenant il faut se
disperser. »
Tandis que mes camarades s’égaillent, je répète la
consigne autour de moi. Surtout la dernière. Et si la
police nous arrêtait à la sortie de la mairie ? Dehors,
la foule toujours plus nombreuse occupe une partie
de la place Gramont.
En quittant les lieux, j’aperçois un groupe de jeunes gens se dirigeant vers la promenade des Pyrénées.
Je reconnais Marmissolle et le rattrape. Il me présente aux autres garçons : « Voici l’auteur du tract.
Posez-lui vous-mêmes vos questions. » Ils ont à peu
près mon âge, à l’exception de l’un d’entre eux, souriant et timide, qui semble avoir quinze ans.
Un garçon à la distance aristocratique s’exprime
le premier : « Croyez-vous que ça serve à quelquechose cet “attroupement” ? Vous avez entendu les
réflexions. Et encore, ce sont les meilleurs qui sont
venus puisqu’ils ont répondu à votre appel. » À son
esprit finaud je reconnais un Béarnais.
Une fois de plus j’explique mon projet, le but
final, mais aussi ses aléas. La mairie m’a rendu prudent. Tous écoutent attentivement : « Croyez-vous
qu’ils seront nombreux ce soir ? » Exaspéré par le
scepticisme ambiant, je deviens agressif : « Je
l’ignore, mais s’il n’y a que moi devant le monument
pour la minute de silence, je quitterai Pau tout seul
dans
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