Alias Caracalla
présent, le monde n’a pas fait grand-chose contre lui.
— Tu n’as pas répondu à ma question : Et si
l’empire met bas les armes ?
— Eh bien, il y a l’Angleterre. Churchill a proclamé
qu’il se battrait jusqu’à la victoire. »
Il ricane : « C’est mot à mot les promesses de
Paul Reynaud. Tu vois où nous en sommes.
— Oui, mais les Anglais sont dans une forteresse.
— Peut-être, mais tu n’y trouveras aucun Français.
— Eh bien, je m’engagerai dans l’armée anglaise. »
Il s’arrête, interloqué : « Tu ferais ça, malgré
Dunkerque ? Tu oublies qu’ils ont embarqué leurs
troupes et abandonné les Français sur le sable,
comme d’habitude. »
J’écume : « Eh bien, j’irai n’importe où, avec ceux
qui continuent, au Canada, par exemple. » J’entends à
nouveau son rire strident, presque inaudible : « Si
tu tiens tellement à te battre, tu auras plus vite fait
de t’engager dans l’armée allemande. C’est la seule
qui se battra jusqu’au bout, et qui vaincra. »
Nous arrivons place Clemenceau. Il me serre brusquement le bras : « Je te fais marcher. C’est très
chic ce que tu fais. Ça a du panache. »
Nous prenons une rue latérale, presque déserte. Il
garde le silence. Puis, comme à lui-même : « Il y a
des moments dans la vie d’un peuple où le patriote
est celui qui témoigne avec sa peau : les volontaires
de l’an II, les francs-tireurs de 1870, le 6 février
1934. »
Il hésite. L’ai-je convaincu ? Tandis que nous continuons à marcher, il se reprend : « Mais ce n’est pas
pour moi. Nous n’avons qu’une vie. Combien de
temps peut durer cette guerre ? Des mois, des
années ? Il y a Caroline, mes études : je prépare Polytechnique. Je ne veux pas sacrifier ma famille ni ma
carrière sur un coup de tête. La mort ne me fait pas
peur, mais je ne veux pas rater ma vie. Même si
l’empire et l’Angleterre s’obstinent, ils seront battus.
Hitler est invincible désormais. »
Parvenus place Clemenceau, devant le bureau des
TPR, nous nous serrons la main en silence et partons
rapidement, lui vers Caroline, moi vers Domino.
M’attend-elle ? Dès le coup de sonnette, elle ouvre.
Son charme est intact, mais un voile de tristesse lui
parcourt le visage. Je la trouve plus désirable encore.
Elle m’entraîne dans sa chambre pour la première
fois. Dans la pénombre, elle se blottit contre moi.
Nous restons là, soudés au-delà des mots.
Dans le salon à côté, la pendule sonne 5 heures.
Je dois rejoindre mes camarades rue des Cordeliers.
Pourrons-nous quitter Pau ce soir ? Elle se serre plus
étroitement contre moi. Aussi délicatement que possible, je l’entraîne vers l’entrée. Elle ouvre la porte.
Tendrement enlacés, nous descendons l’escalier. Au
rez-de-chaussée, elle demeure sur la dernière marche
tandis que je me retourne vers elle pour l’embrasser
une dernière fois. Je glisse dans sa main un mot
que j’ai griffonné à la hâte pour lui dire adieu : « Je
vous aime, Domino. »
Après elle, je passe dire adieu à Moineau, qui habite
dans la même rue. Son père, le Dr Bieller, ancien
combattant, était un ami de ma famille. Comme
Domino, sa fille prépare son bac.
Je l’ai prévenue de mon départ et ne veux pas la
quitter sans l’embrasser. Tandis que je lui fais mes
adieux, le docteur entre dans sa chambre. « Moineaum’a dit votre volonté de poursuivre la guerre. C’est
très chic. » Puis, ouvrant son portefeuille, il en tire
un billet de mille francs : « On ne sait jamais, ça
peut vous servir avec vos camarades. »
Il referme la porte tandis que j’embrasse une dernière fois Moineau, qui me murmure à l’oreille :
« Je regrette de ne pas être un garçon. » Les mêmes
mots que Domino.
Arrivé en retard rue des Cordeliers, j’aperçois un
attroupement devant la salle Pétron. Philippe est là :
« Ce n’est pas facile. Les gens sont affolés. Ils
n’écoutent rien. Je ne sais pas s’ils viendront à la
mairie. On indique aux jeunes le rendez-vous au
monument aux morts. On fait tout ce qu’on peut.
— Dis aux camarades qu’on se retrouve ce soir à
8 heures, au plus tard, à la permanence. On essaiera
de manger un sandwich avant de partir. »
Je le quitte et vais à la mairie où, à ma grande
stupeur, la place grouille de monde. Je me fraie un
passage à l’intérieur du hall afin de monter chez le
maire. Il
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