Alias Caracalla
choisirai
celui qui va à Bayonne. »
Décontenancé par cet aplomb, je cours avertir
mon beau-père. « Il a raison : c’est la solution !
Présentez-vous demain matin place Clemenceau, au
départ régulier du bus de Bayonne. Il n’y a aucune
interdiction de circuler dans la journée sur les lignes
régulières. Je prévoirai quatre cars supplémentaires, et le tour sera joué. Il ne reste plus qu’à prévenir tes camarades. »
Il est presque minuit quand nous partons en voiture vers la route de Bordeaux. Nous roulons lentement, tous phares éteints. La route est libre, ce
qui semble prouver que nous étions tombés dans un
piège, probablement à la suite de la réunion. Après
avoir dépassé les dernières maisons, j’aperçois, en
retrait, l’Enfance heureuse, mon premier internat,
quand j’avais six ans.
Sur les bas-côtés de la route, nous apercevons
quelques garçons qui marchent à la queue leu leu.
Nous nous arrêtons à la hauteur du premier groupe
et sortons la tête pour leur transmettre le rendez-vous : « Demain matin, 7 heures, place Clemenceau,
au départ de la ligne TPR pour Bayonne. » Nous
renouvelons la manœuvre à plusieurs reprises.
Les groupes deviennent de plus en plus espacés.
Marmissolle remarque tristement : « Dis donc, ils ont
fondu. » Je n’ose me l’avouer, mais il reste à peine
une cinquantaine de garçons.
Nous roulons encore en direction de l’aérodrome,
en vain : la route est déserte. Mon beau-père nous
conduit alors à la permanence. « Je viendrai vous
chercher demain matin à 6 heures et demie. D’ici
là, bonne nuit. » Il me serre contre lui en m’embrassant et souffle tout bas : « Mon petit ! » Il est fiévreux,
mais son regard est inflexible.
Vendredi 21 juin 1940
Le Léopold II , bateau de l’espoir
Le lendemain matin, les traits tirés, mais toujours
attentif, il vient nous réveiller à la permanence. Je
me suis levé avant tout le monde afin de me raser.
Le local possède un petit lavabo avec l’eau froide.
Prisonnier d’une habitude de mon enfance, je ne
peux commencer la journée qu’après ma toilette, si
courte qu’ait été ma nuit.
La place Clemenceau est à quelques centaines de
mètres. N’ayant jamais visité Pau à cette heure matinale, je suis surpris de constater que l’animation est
déjà grande, cafés ouverts et terrasses pleines. De
loin, nous apercevons, rangé le long du trottoir,
l’autobus rouge et noir des TPR. La porte du premier est ouverte, et quelques garçons sont déjà installés à l’intérieur. D’autres attendent leur tour pour
monter.
Mon beau-père nous a recommandé de nous
asseoir séparément et de ne pas nous parler. Quelques instants avant que je ne rejoigne ces inconnus,
il me tire par la veste : « Viens embrasser ta mamie.
Elle arrive de Bordeaux. » Je cours avec lui vers
notre voiture rangée derrière l’autobus. Il ouvre la
portière. Ma grand-mère est assise à l’arrière, toujours élégante en dépit de ses vêtements froissés
par le voyage.
Elle a le visage creusé par la fatigue et quelque
chose d’un peu hagard dans les yeux, qui me serre
le cœur. Le regard attentif qu’elle pose sur moi à cet
instant, ce regard qui m’avait vu grandir, qui comprenait tout et qui pardonnait, me bouleverse. Ellem’ouvre les bras : je me penche vers elle et l’embrasse
avec la tendre passion que j’aurais eu honte de lui
avouer autrefois. Elle a dans la main une petite
bourse en daim gris qu’elle met dans ma poche, sans
un mot.
Mon beau-père me prend par le bras. Je me détache. Le moteur du car tourne déjà. Le véhicule
démarre tandis que mon beau-père s’écrie : « À tout
à l’heure ! » Il a prévu de nous accompagner en voiture à Bayonne avec ma mère. Installés, seuls, aux
quatre coins de l’autobus, nous sommes dix-sept
garçons du même âge. Quelle déception !
La place du Jardin public, à Bayonne, est aussi
chaotique que celle de Verdun à Pau. Le car s’arrête
devant le café Au Perroquet , utilisé comme terminus
du TPR. Au son de Sombreros et mantilles , un air à
la mode chanté par Rina Ketty, mon beau-père nous
attend. Ma mère est à ses côtés, élégante et toujours
vive malgré la fatigue.
« Asseyez-vous à la terrasse, et prenez votre petit
déjeuner », nous dit-il. Il est 10 heures passées. « Je
vais m’occuper de trouver un bateau. Ne bougez pas
d’ici. » Tandis que les
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