Alias Caracalla
se moque de moi : « Tu es
toujours le même romantique incorrigible. De Gaulle
n’est pas venu pour diriger une colonie de vacances : il a harangué ses soldats. Tu as la nostalgie des
hommes politiques qui nous berçaient de discours
trémolos. Où nous ont-ils conduits ? Si nous voulons vaincre, il faut changer de style. De Gaulle me
plaît parce qu’il dit la vérité : ce sera dur, ce sera
long, à la fin nous vaincrons. Que veux-tu de plus ? »
C’est l’avis de la plupart de mescamarades 5 . Sans
doute ont-ils raison.
Ce soir, nous avons quartier libre à l’intérieur de
l’Olympia. C’est l’occasion de mieux nous connaître.
Des groupes se forment à la cantine, parfois dans
les étages autour de la paillasse de quelques-uns,
parfois même dans les escaliers. Grâce à nous, ce
bâtiment sinistre est repeint aux couleurs de la jeunesse.
À mesure que je fais connaissance avec ces garçons, je découvre que la majorité des volontaires
sont des Bretons du Finistère, en particulier de Brest.
Ils se composent de deux groupes, sensiblement du
même âge : les élèves du lycée et les apprentis de
l’Arsenal. Beaucoup se connaissent.
Quelle différence avec l’atmosphère d’Anerley ! Les
garçons regroupés à l’Olympia sont des combattants
volontaires, pas des réfugiés. S’y reflètent l’ardeur de
la jeunesse et le bonheur du devoir accompli. Notre
seule interrogation est la date du face-à-face avec
les Boches.
Aujourd’hui, nous n’avons rien d’autre à faire que
passer le temps en chantant, en jouant aux cartes
ou en discutant interminablement des causes du
désastre, mais aussi, plus allègrement, de la permission de demain.
Aucun d’entre nous ne connaît Londres. Beaucoup
fondent de grands espoirs sur l’innocence des petites
Anglaises. Les plus enjoués, et donc les plus bruyants,
sont les apprentis et les ouvriers, de plain-pied avecla vie. J’envie leur faculté d’adaptation : tout leur
paraît simple, le travail comme les filles.
Certains des volontaires ont quitté la France avec
un jeune frère, de quinze ou seize ans, sans prévenir leurs parents. Ils découvrent aujourd’hui que
cette décision engage leur vie. Les lycéens, principalement des non-Bretons, sans relations, mènent une
existence solitaire, repliée, parfois mélancolique.
C’est le cas des dix-sept.
Avant de descendre à la cantine, je remarque un
garçon accoudé à la balustrade qui surplombe le
hall. Petit, rond, massif, c’est un de mes voisins de
paillasse. Depuis mon arrivée, je ne lui ai pas adressé
la parole. À cet instant, il semble perdu dans une
contemplation précise.
Croyant qu’il observe quelque chose au rez-de-chaussée, je l’interroge : « Rien de particulier, dit-il
en montrant les groupes en contrebas. Je pense aux
mots du Général sur la victoire : combien d’entre
nous y seront présents ? » Surpris par des pensées
si proches des miennes, je lui dis : « Cette éventualité me hante depuis la déclaration de guerre. »
Il s’appelle François Briant et a été novice chez
les pères blancs. Il a mon âge, à trois mois près. Je
lui fais part de ma surprise qu’un futur missionnaire choisisse de continuer la guerre au lieu de
profiter de l’armistice pour terminer les études qui
doivent le mener à sa mission sacrée : « Pourquoi
es-tu parti ?
— Mais pour la même raison que toi : parce que
les Boches arrivent et que je suis un homme libre.
— Je ne suis pas prêtre.
— Moi non plus, pas encore. »
Il a quitté la Bretagne le 19 juin avec d’autres garçons sur un chalutier qui les a conduits à Plymouth.Dirigés sur Londres, ils ont été internés à Anerley.
Je m’exclame : « Nous nous sommes côtoyés durant
huit jours sans jamais nous rencontrer, pas même
lors du transfert à l’Olympia ! »
Est-ce son aspect débonnaire, sa parole maîtrisée ? Il se dégage de lui une sérénité bienfaisante,
rare durant cette période où aucun d’entre nous
n’est véritablement dans son assiette. Calmement,
il m’interroge : « D’où viens-tu ? » Je lui raconte
Bayonne, les Belges, le maïs.
« Tu es basque ?
— Non, pourquoi ?
— L’an dernier, j’ai participé à un camp scout à
Hendaye. C’est un des plus beaux souvenirs de ma
vie. »
À ces mots, j’ai l’impression d’être avec lui depuis
toujours : il est sans doute le seul Breton à connaître ma vraie
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