Alias Caracalla
entendu
les commentaires vengeurs colportés par des camarades ayant un frère ou un ami dans la marine. Que
peut dire de Gaulle pour calmer l’émotion, et parfois la fureur, comme chez les Bretons, provoquée
par ce désastre sans se brouiller avec les Anglais ?
Notre curiosité est à son comble lorsqu’il explique
la tragédie. N’est-il pas trop tard pour l’évoquer ?
Cinq jours se sont écoulés : est-il bien nécessaire de
retourner le couteau dans la plaie ?
Dès les premiers mots, je comprends mon erreur.
Est-ce la franchise du propos, la hauteur de vues, la
noblesse de ton ou l’explication loyale des problèmes
posés par l’alliance avec les Anglais ? J’admire
l’audace de cet homme, qui exprime sans concession, non pas notre réaction passionnelle, mais le
point de vue de la France. Sa parole ne traduit pas
une opinion, mais une politique.
Je remarque cependant que ma première réaction,
minimisant l’événement et condamnant la marine
de Darlan, que mes camarades ont jugée simpliste,
n’est pas si éloignée du point de vue exposé par le
Général : « Plutôt que de voir nos bateaux utilisés
par des Allemands, je dis sans ambages qu’il vaut
mieux qu’ils aient été détruits. »
Ce discours-programme nous apporte enfin les
arguments justifiant notre attitude patriotique :
Les Français dignes de ce nom ne peuvent
méconnaître que la défaite anglaise scellerait
pour toujours leur asservissement. […] Nos deux
grands peuples demeurent liés l’un à l’autre. Ils
succomberont tous les deux ou bien ils gagneront ensemble. […] Quant à ceux des Français
qui demeurent encore libres d’agir suivant l’honneur et l’intérêt de la France […], ils ont pris une
fois pour toutes la résolution de combattre.
Je suis bouleversé par ce discours, dont la qualité
du fond égale celle de la forme. Pour la première
fois, j’entends de Gaulle définir les éléments d’une
doctrine de la France libre.
L’exposé sans chaleur qui m’a tant choqué lors de
sa venue parmi nous, prend, à la lumière de la tragédie de Mers el-Kébir, une grandeur digne du langage
de la France. J’y reconnais ma propre détermination, tout en sachant que j’aurais été bien incapable
de la formuler de lasorte 7 .
Mardi 9 juillet 1940
Dîner chez les Zonneveld
Après une journée d’« école du soldat », durant
laquelle nos progrès sont aussi impressionnants que
les nuages de poussière de plus en plus opaques qu’ils
provoquent, je rejoins Philippe Marmissolle pour
une nouvelle sortie en ville.
Les Zonneveld m’ayant invité à passer les voir à
8 heures, je demande à Philippe de dîner tôt, à
6 heures et demie. Nous choisissons le Scott’s , un
restaurant près de Piccadilly, dont la carte, que nous
avons remarquée lors de notre première permission, propose d’authentiques steaks anglais.
Le restaurant est au premier étage. À cette heure,
il n’y a personne dans la vaste salle. Philippe choisit
une table près de la fenêtre, face à la rue, d’où l’on
voit la statue de Nelson, perchée sur la colonne de
Trafalgar Square. Le repas britannique nous paraît
plus raffiné que celui de Pinoli’s . Décidément, à
Londres, la défaite prend des allures de victoire…
Afin de ne pas être en retard à mon rendez-vous,
j’abandonne mon camarade, saute dans un taxi et
montre l’adresse écrite au chauffeur. Depuis ma
première sortie, j’ai compris que je ne parlais pas le
même anglais que les Britanniques.
À l’heure dite, je sonne à la porte d’un luxueux
immeuble. Les Zonneveld habitent au troisième étage.
Les fenêtres de l’appartement cossu plongent sur un
jardin paysagé. Le mari et la femme s’expriment dans
un français châtié. Leur accueil est familial.
Ils ont de nombreux amis en France, dont Mlle de
Guéran, qui avait communiqué à ma mère leur
adresse, et dont ils sont anxieux d’avoir des nouvelles. Je suis incapable de leur en donner, puisque je
ne connais pas cette amie de mes parents.
Le mari, immense et paisible, est relativement
silencieux. Sa femme, élégante et volubile, parle pour
deux. Le mari m’explique qu’il est hollandais et sa
femme américaine, ce qui fait d’eux des Londoniens
de souche…
Comme je les ai avertis au téléphone que je devais
être rentré à 9 heures à l’Olympia, ils me prient de
passer immédiatement à table. Panique : je n’ai pas
compris qu’ils
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