Alias Caracalla
de marche.
À 5 heures, le clairon sonne la soupe, et le bataillon
rejoint la cantine. Après quoi, des groupes se forment selon les affinités. Certains flânent à l’intérieur
du camp pour profiter de la douceur de cet été
« méditerranéen ». D’autres assistent à la séance
quotidienne de cinéma ou se rendent à Cove.
Je fais partie des rares chasseurs que la fatigue
ou la nostalgie retiennent au camp. Je me promène
seul ou avec des camarades ou bien m’allonge sur
mon lit dans la chambrée.
Lorsque je suis incapable de fixer mon attention
sur un livre ou de griffonner sur mon cahier, j’écoute
la TSF ou rêvasse. Mes camarades extérieurs à la
section (Cullier de Labadie, Rödel, Marmissolle et
d’autres) viennent souvent me voir ou m’invitent
dans leur barrack .
Je traverse alors le parad ground et pénètre dans
la terra incognita qui regroupe l’artillerie, les chars
et le train des équipages. Bien que j’y rejoigne des
amis d’enfance, le milieu dans lequel ils vivent m’est
étranger : la 3 e section de la 1 re compagnie marque
les limites de mon univers.
Jeudi 1 er août 1940
Tête-à-tête avec de Gaulle
Quinze jours après l’invitation du général de
Gaulle au cinéma, nos supérieurs nous annoncent
sa visite au camp en compagnie d’un général anglais.
Elle nous paraît le signe avant-coureur des promesses de nos officiers : la poudre va parler.
Après l’inspection du défilé devant le Général, cinq
volontaires de notre section sont appelés au PC
du commandant Hucher : Briant (père blanc),
Gouvernec (séminariste), Léon (cultivateur), Podeur
(saint-cyrien) et moi (journaliste). Le Général souhaite nous rencontrer individuellement.
À l’heure dite, nous attendons dans la petite pièce
attenante au bureau. Briant entre le premier. Dans
ma tête, tout se bouscule : correction de ma tenue,
salut en claquant les talons, formule de présentation
cent fois répétée : « Chasseur Cordier, 1 re compagnie, 3 e section, à vos ordres mon général ! » Je crains
de trébucher sur les mots ou de les énoncer en
désordre, pis encore d’en oublier les termes exacts.
En dépit de mes efforts, je n’ai pas le temps de mettre de l’ordre dans ce tohu-bohu : « Suivant ! »
annonce le secrétaire. Alphabétiquement, c’est moi.
En entrant dans la pièce, je découvre le général
de Gaulle assis derrière une petite table. Est-ce le
même homme qui, il y a quelques instants, nous
regardait défiler avec hauteur ? Comme au Victoria
Theater, il est tête nue, massif, le regard inquisiteur, les mains posées devant lui sur la table. Je suisterriblement intimidé, alors que je ne l’étais pas à
l’Olympia ou sur le parad ground tout à l’heure. Ce
terrifiant tête-à-tête est la plus grande épreuve de
ma vie : j’oublie pourquoi je me trouve devant lui.
Dans un état somnambulique, tout s’enchaîne
mécaniquement : salut, claquement des talons, formule. Bien que son visage demeure inerte, j’entends
« Bonjour, Cordier » et m’éveille brusquement. Mieux
encore : il me regarde avec une attention bienveillante.
« Que faisiez-vous en France ? » Je n’ose annoncer le titre ronflant de journaliste dont je me pare
depuis mon arrivée en Grande-Bretagne :
« Étudiant, mon général.
— Quelle discipline ?
— Journalisme.
— Quand êtes-vous arrivé en Grande-Bretagne ?
— Le 25 juin, mon général.
— Pourquoi vous êtes-vous engagé ?
— Pour libérer la France.
— Avez-vous un souhait à formuler ?
— Combattre le plus tôt possible, mon général.
— Ne vous inquiétez pas, votre vœu sera exaucé.
Nous nous reverrons bientôt. Au revoir, Cordier. »
Dans une extase identique à celle des apôtres
écoutant la parole du Christ, je reçois celle du
Général. Puis je rentre brusquement dans la réalité,
mais l’épreuve n’est pas à son terme. La manœuvre,
récemment apprise, qu’un soldat doit exécuter pour
sortir d’une pièce sans tourner le dos à son supérieur tout en le saluant une dernière fois m’apparaît
plus risquée que l’escalade du pic du Midi d’Ossau
par la face nord. De nouveau, je l’exécute dans un
état second.
Durant le retour au baraquement, je ne comprendsplus pourquoi j’avais été déçu par la froideur du
Général à l’Olympia. Je découvre au contraire une
sollicitude amicale : parmi tant d’autres,
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